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préserver ni la défendre, et il le dit en des termes d’une superbe amertume, qui rappellent en leur genre le Moïse du poète et ses lassitudes mortelles :

Mais enfin je suis las. J’ai l’âme si pesante,
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante.
Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain,
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se traîne en sa fange et s’y croit ignorée;
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,
La Femme, enfant malade et douze fois impur!...


M. Michelet envierait ce dernier vers. Aristophane a dès longtemps appelé les femmes τάς οὐδεν ὑγιὲς (tas ouden hugies), les rien-de-sain.

Danton disait : «Je suis saoul des hommes. » Samson, à sa manière, le dit des femmes; il a trouvé la femme « plus amère que la mort. » Il s’abandonne, de guerre lasse, à sa destinée, et Dalila le livre. Mais si sa carrière de défenseur et d’athlète d’Israël est perdue, si ses yeux sont à jamais éteints, les cheveux ont repoussé à Samson et avec eux ses forces : il renverse un jour le temple de Dagon, écrase d’un seul coup ses trois mille ennemis, et il est vengé.

Ce Samson va rejoindre, dans l’œuvre de M. de Vigny, son Moïse, et si j’avais aujourd’hui à nommer ses trois plus beaux et plus parfaits poèmes, je dirais : Éloa, Moïse et la Colère de Samson. Il se sent même, dans ce dernier, un feu et un mordant qui le rend bien autrement vivant que les deux autres. La forme est idéale toujours; mais elle a comme sa trempe d’amertume; le vase porte, cette fois, les marques de la flamme. Si Samson est le pendant de Moïse, Dalila est la revanche d’Eloa. — Ce Samson, me dit un connaisseur, est une belle chose; il y a la griffe.

Je parle au point de vue de l’art : il est un autre point de vue encore. Quand on vient de lire ce dernier volume de M. de Vigny et de s’y rafraîchir l’idée et la mémoire de son talent, on comprend le cas que les esprits élevés et ceux même des nouvelles écoles philosophiques ou religieuses font et feront de lui. Il a compris quelques-uns des grands problèmes de notre âge et se les est posés dans leur étendue. Le poème du Mont des Oliviers les assemble et les suspend comme dans un nuage. Il est de cette élite de poètes qui ont dit des choses dignes de Minerve. Les philosophes ne le chasseront pas de leur république future. Il a mérité que M. Littré commençât sa Vie d’Auguste Comte par une belle parole empruntée de lui : « Qu’est-ce qu’une grande vie? Une pensée de la jeunesse réalisée par l’âge mûr. »

J’ai épuisé non pas tout ce que j’avais à dire, mais ce qu’il y a