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gens de lettres comme solidaires entre eux et faisant corps ou secte (ainsi que M. de Vigny y inclinait), il faudrait se boucher les yeux et les oreilles et se soutenir les uns les autres quand même, envers et contre tous. Ce n’est pas mon cas, et il y a longtemps, grâce à Dieu, que je ne suis d’aucun couvent. Aussi ai-je mon avis, et je l’exprime au naturel. Dans ce duel si fortuitement engagé avec M. Molé, les supériorités poétiques de M. de Vigny sont hors de cause et demeurent hors d’atteinte; mais dans les sphères humaines et même littéraires, c’est quelque chose aussi qu’un esprit fin, un esprit juste et un bon esprit.


IV.

Les Destinées, recueil posthume de M. de Vigny et dont les pièces, pour la plupart, avaient paru déjà dans cette Revue, ont été généralement bien jugées par la critique : elles sont un déclin, mais un déclin très bien soutenu; rien n’y surpasse ni même (si l’on excepte un poème ou deux) n’égale ses inspirations premières, rien n’y déroge non plus ni ne les dément. Le recueil est digne du poète. La première pièce, qui a donné le titre au volume, a quelque chose de fatidique et d’énigmatique comme les oracles. Les Destinées, ces antiques déesses qui tenaient les races et les peuples sous leur ongle de fer, régnaient visiblement sur le monde; mais la terre a tressailli, elle a engendré son sauveur, le Christ est né! Les filles du Destin se croient dépossédées du coup et vaincues; elles remontent au ciel pour y prendre le nouveau mot d’ordre et demander la loi de l’avenir; mais elles redescendent bientôt sous un nouveau titre : la Grâce les renvoie et les autorise de nouveau. Ce que le chrétien appelle la Grâce n’est en effet que la fatalité baptisée d’un nouveau nom. Les Destinées, moyennant détour, ressaisissent donc leur empire, et il reste douteux que, même sous la loi de grâce, l’homme soit plus libre et plus maître de soi qu’auparavant :

Oh! dans quel désespoir nous sommes encor fous!
Vous avez élargi le collier qui nous lie,
Mais qui donc tient la chaîne? — Ah! Dieu juste, est-ce vous?


La réponse ne vient pas. Le poète, dans tout ce recueil, n’obtient à ses questions aucune réponse consolante. — Cette pièce des Destinées est du plus grand style et rappelle les mythes antiques, ce qu’on fit dans Eschyle, dans Hésiode, ce qu’on se figure de la poésie orphique, de celle des Musée et des Linus. J’y vois encore la contre-partie de l’Églogue à Pollion : Virgile entr’ouvrait le ciel sur la terre, M. de Vigny le referme.