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terton, retranché dans sa discrétion hautaine, put paraître un malade lui-même, d’un genre de maladie subtile et rare, propre aux choses précieuses. « Il est malade, me disait un jour quelqu’un qui le connaissait bien, de la maladie des perles. On ne les guérit qu’en les portant. »

Si on le portait en effet, c’est-à-dire si on l’écoutait, si on consentait à ne rien perdre de ses paroles, si l’on perçait par-delà cette couche première et comme ce premier enduit d’un amour-propre à la fois satisfait et souffrant, on retrouvait l’amabilité, la distinction poétique infinie, les images, les comparaisons ingénieuses et méditées. Quelqu’un a dit : « Il faut écrire comme on parle, et ne pas trop parler comme on écrit. » M. de Vigny ne suivait pas le précepte : il conversait comme il écrivait; il pointillait chaque mot; il laissait peu pénétrer d’idées étrangères dans le tissu serré et le fin réseau de sa métaphore ou de son raisonnement. Mais ce qui est certain, c’est que dans le tête-à-tête il dévidait devant vous de fort jolies choses, des choses pensées et perlées, lorsqu’on lui laissait le temps de les dire et qu’on avait la patience de les entendre.


III.

Le discours de réception de M. de Vigny à l’Académie française est devenu le sujet de mille commentaires et presque d’une légende : étant parfaitement informé de tout ce qui se rapporte à cet événement littéraire, je demande à dire ce que je sais, en invoquant au besoin d’autres témoins qui pourront dire si je m’écarte en rien du vrai et si j’exagère.

Il est bon, pour bien comprendre la situation académique de M. de Vigny, de remonter un peu plus haut. L’école romantique avait forcé les portes de l’Académie, mais sans entrer en masse et tout d’un flot : la porte s’ouvrait ou plutôt s’entre-bâillait de temps en temps, puis se refermait pour ne se rouvrir que d’intervalle en intervalle. On aurait dit d’une loi cachée qui avait ses intermittences et ses échelons. Lamartine, s’il est permis de le rapporter à aucune école, avait été accueilli dès 1829 : Charles Nodier fut admis sans difficulté en 1834; Victor Hugo, tant combattu, entra par la brèche en 1841. Le plus fort semblait fait. Deux fauteuils étaient vacans en 1844 par la mort de Casimir Delavigne et de Charles Nodier lui-même : M. Mérimée et moi, nous étions sur les rangs; M. de Vigny s’y mettait aussi. Je ne me ferai pas plus modeste que je ne le suis, mais si M. de Vigny avait eu la moindre chance d’entrer à ce moment, je me fusse volontiers et à l’instant effacé devant lui, accordant le pas à l’éminence du talent, ou même seulement à