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tenant-général de bombardiers, à qui l’on doit l’invention des carcasses (espèce de bombe de forme oblongue et chargée de mitraille). M. de Vigny est écuyer du roi depuis environ trente ans. C’est lui qui a fait le voyage avec Madame jusqu’à la frontière d’Espagne… » — Dans la Correspondance de Garrick, je trouve, au tome second, une lettre adressée au grand acteur par un gentilhomme du nom de Vigny, qui, retenu pour dettes à Londres, a l’idée de recourir à la générosité de l’artiste célèbre. Cette lettre est d’un tour original et distingué. Il serait curieux qu’elle fût d’un parent, d’un oncle peut-être de celui qui fera un jour Chatterton et qui réhabilitera l’artiste en regard du gentilhomme[1]. Élevé à l’institution Hix, d’où il suivait le lycée Bonaparte, le jeune de Vigny eut de bonne heure les instincts militaires et poétiques. « Nous avons élevé cet enfant pour le roi, » écrivait sa mère au ministre de la guerre en 1814 ; elle demandait l’admission de son fils dans les gendarmes de la maison rouge ; il y entra avec brevet de lieutenant le 1er juin 1814, à l’âge de dix-sept ans. Le Moniteur de l’Armée, auquel j’emprunte ces détails, nous a donné, par la plume de M. A. de Forges, le résumé des états de service du jeune officier. Au 20 mars 1815, bien que très souffrant encore d’une chute de cheval, il escorta avec sa compagnie le roi jusqu’à la frontière. Après les cent jours, à la fin de 1815, licencié avec ce corps par trop aristocratique des compagnies rouges, il entra presque aussitôt (mars 1816) dans la garde royale à pied avec le grade de sous-lieutenant. Devenu lieutenant en juil-

  1. La lettre est longue ; j’en citerai quelques parties : « Monsieur, vous trouverez sans doute bien extraordinaire que quelqu’un qui n’est nullement connu de vous, vous prie de lui rendre un service ; mais si je vous suis inconnu, vous ne me l’êtes point. J’ai si souvent entendu faire l’éloge de votre âme, que je vous ai trouvé aussi célèbre par vos sentimens que par vos talens. D’après cette persuasion, j’ai cru pouvoir vous confier ma peine : peut-être vous touchera-t-elle, et je craindrais de vous offenser en en doutant. Je suis ici, depuis dix mois, pour 300 p. : j’ai éprouvé tout ce qui peut affliger un cœur tendre et sensible ; si vous joignez à cela de manquer du nécessaire depuis deux mois, vous jugerez de quel prix serait le service que vous me rendriez. J’ai caché à ma famille et à mes amis en France ma détention, j’ai cru devoir le faire… Étranger dans ces lieux, personne ne me tend une main secourable ; victime d’un cruel préjugé contre ma nation, qui confond tous les Français, je suis obligé de le combattre par les preuves de mon éducation ; j’ai beau faire, je suis souvent vaincu. Je crois en vous seul, et j’y fonde mon espoir. Si cette occasion pouvait me procurer l’honneur de vous connaître, j’en serais bien flatté ; je l’ai désiré bien des fois quand j’étais heureux. L’infortune n’a changé que mon état. Si vous n’avez point de répugnance pour venir ici, faites-moi cette faveur. J’ai souvent vécu, et partout, avec les hommes célèbres. Je m’instruirai à penser comme vous, si je ne puis agir aussi grandement…» Cette lettre, qui porte la dite du 5 septembre 1766, avec désignation du lieu : " King’s Bench, in State-House, number 7, » est signée « Jean-René de Vigny, ancien mousquetaire et officier dans une des compagnies de la garde du roi de France. » Le nom n’est précédé d’aucun titre.