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si plus d’ouverture était laissée aux intelligences, si elles étaient emportées, comme autrefois, dans un entrain libre et universel ? Quelque jour, il faut l’espérer, un rayon de soleil bienfaisant traversera le nuage qui nous enveloppe ; ceux qui se taisent parleront, ceux qui dorment ou semblent dormir sortiront de leur assoupissement, et, délivrés des entraves funestes qui paralysaient leurs mouvemens, montreront que ni le courage ni l’intelligence ne leur font défaut ; mais que les jeunes gens s’en souviennent, ce qui trempe fortement les âmes, les revêt d’une armure solide, c’est l’alliance de l’esprit littéraire et de l’esprit politique. On ne sépare pas sans dommage deux choses qui doivent marcher de front et se prêter un mutuel appui. N’est-ce pas un des beaux côtés de l’éducation britannique que ce mélange de deux forces qui se complètent en s’équilibrant ? Et nous ne parlons pas ici de cette politique haletante, de parti-pris, qui milite avec des passions, frappe d’estoc et de taille ; nous prenons la science générale, absolue et spéculative, d’où naît pourtant le sens pratique, et qui dote l’esprit d’expérience sans lui ôter sa sérénité. Ces hommes de 1830, dont l’énergie nous étonne, passèrent par ce double apprentissage qui prépare à la fois à la vie d’action et d’étude. Les plus fermes d’entre eux furent non-seulement des lettrés, mais des politiques. Le secret de leur puissance fut sans doute dans ce développement parallèle de leurs facultés, et si tel talent s’arrêta court dans sa marche ou ne s’éleva pas aux hauteurs qu’il pouvait atteindre, c’est peut-être qu’il fut nourri exclusivement de la moelle des lettres. Que voyons-nous aujourd’hui ? Les esprits subissent une mutilation ; on a coupé en deux par une barrière ce vaste monde du savoir et de l’intelligence. Je vois là deux hémisphères qui vivent en quelque façon étrangers l’un à l’autre, et il arrive pour la culture et l’initiation intellectuelles ce qui arriverait à une partie de la terre habitée, si on la privait des ressources et des productions qu’elle emprunte à l’autre. Oubliera-t-on longtemps encore que la vie morale se soutient, aussi bien que la vie physique, par un échange et par un courant incessant de forces et de sève ? Si les œuvres littéraires de notre jeunesse paraissent pâles et débiles, si les jeunes poitrines manquent de souffle, n’est-ce pas que l’air qu’elles respirent a perdu quelque principe essentiel ? Parce que le forum n’a plus de tumultes et que le milieu politique n’attire ni ne forme plus, pourquoi laisser cependant retomber sa tête et ses bras ? Que chacun, en vue de l’avenir, par la lecture, la méditation, l’étude de ces sciences sociales et politiques auxquelles appartient le monde futur, se refasse chez soi un forum et une vie d’affaires.

Jules Gourdault.


LA PHILOSOPHIE DU DIX-HUITIEME SIÈCLE.


La philosophie du XVIIIe siècle est encore aujourd’hui et sera pendant longtemps un des plus grands problèmes de la critique. Démêler le vrai du faux, le bien du mal dans cette époque extraordinaire est une œuvre d’autant plus difficile, qu’on ne l’aborde guère en général sans passion et sans prévention, soit dans un sens, soit dans l’autre. On adore le XVIIIe siècle ou on l’abhorre, on ne le juge pas. Ceux qui voudront se faire une opinion