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Tout cela cependant ne nous autorise pas à répéter, avec le héros de Shakspeare, que le temps est hors de ses gonds. La vérité est que, sans remonter au XVIIIe siècle, la résurrection de cet esprit d’analyse et de scepticisme date, en ce siècle même, de plus de vingt-cinq années. Dès l’an 1840, les comptes-rendus de la critique signalent la nouvelle tendance de la jeunesse. Seulement elle s’est depuis si bien fortifiée, que nous voici, à l’heure qu’il est, en face d’une jeunesse purement chercheuse, rationaliste, toujours en éveil, sans esprit public, et ne posant le pied qu’à bon escient. On se demande où aboutira cette débauche d’incrédulité et d’analyse. En effet, la jeunesse, que sa nature porte aux extrémités, exagère à plaisir en elle l’esprit critique de l’époque ; mais le symptôme n’a rien d’effrayant. Les jeunes gens de 1830 n’abusèrent-ils pas, au même titre, de deux choses d’ailleurs bonnes en soi, du lyrisme et de l’enthousiasme ? La nature n’a pas changé en un quart de siècle : si les prémisses se sont modifiées, les conclusions sont toujours logiques. D’ailleurs, quand on entend dire : Les dieux s’en vont ! on est tenté de leur ouvrir la porte à deux battans, de les pousser un peu par derrière. S’ils s’en vont, c’est qu’apparemment ils n’ont rien à faire parmi nous et qu’on leur montre un méchant visage. À certaines époques de l’histoire, on a signalé de la même façon la retraite de dieux qu’on n’a plus revus et que nul n’a pu retenir. Les dieux qui s’en vont en ce moment, ne serait-ce pas le reste des superstitions et des préjugés qui ont mis tant de fois en échec le génie du progrès et de la vérité ? Pascal disait : « Rien n’est sûr, donc croyons à l’absurde. » Aujourd’hui l’on dit : « Quelque chose est sûr, cherchons-le. » Et en vérité, dans cette recherche, des allures pythiques ne sont guère de mise ; il faut, avant tout, se ménager un bagage de science et de patience, avoir toujours du courage de reste et ne pas prononcer prématurément le fiat lux qui conclut.

Puisque l’enthousiasme n’a rien fondé, la nouvelle génération veut voir sans doute ce qui sortira de la froide raison. Selon elle, il vaut mieux allonger sa route, naviguer un peu plus longtemps dans les solitudes de l’océan, et qu’un coup de vent imprévu ne ramène pas derechef en arrière, par-delà les caps dangereux qu’on croyait doublés à jamais, le navire qui trace son sillon. Quand la jeunesse repasse l’histoire de notre pays, quelle impression lui en reste-t-il ? Elle voit toutes nos exaltations se heurter contre une réalité qui, à cause même de notre foi, n’a pu entrer dans nos calculs ; elle voit tous les grands événemens accomplis à l’issue des siècles chercheurs et incrédules, le XVIIIe siècle par exemple aboutissant à 89 ; elle voit au contraire l’enthousiasme guerrier et conquérant amener l’amoindrissement matériel et moral de 1815. En remontant plus loin dans le passé, elle remarque que l’exaltation religieuse, qu’on essaie en vain de ranimer en elle aujourd’hui, n’a produit que non-sens en politique et que contre-sens en morale. Elle a vu tomber tour à tour la noblesse et la bourgeoisie, les rois et les empereurs, les monarchies de toute origine et de toute couleur, constitutionnelles et de droit divin ; elle a vu crouler les autels despotiques et révolutionnaires, les dieux d’or et de boue. Elle-même a grandi parmi les décombres les plus disparates ; elle a pu tenir dans sa