Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/762

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
758
REVUE DES DEUX MONDES.

à votre âge ! Quelles luttes littéraires ils entreprenaient ! Quelle flamme allumaient en eux les seuls mots d’art et de poésie ! Qu’avez-vous fait de cet enthousiasme ? Rien ! Vous êtes comme ces champs en friche du Nouveau-Monde, sur lesquels il faut promener l’incendie pour les préparer aux nouvelles moissons ! »

Le livre de M. Gournot, plaidoyer vague, abstrait et déclamatoire, n’est guère propre à ramener d’emblée vers la jeunesse ceux qui s’en éloignent en maugréant. Le côté historique de la question demeure en dehors des horizons de l’auteur ; on ne voit pas assez dans son livre comment les jeunes gens sont devenus et devaient devenir ce qu’ils sont. Si l’atmosphère a ses variations, le milieu social a les siennes, dont les âmes subissent le contre-coup, et l’âme atteinte, nous le savons, ne se refait pas comme le corps. Ceux dont la jeunesse a fleuri au beau soleil de 1820 à 1830 ont pu voir comment les esprits depuis cette époque se sont assombris insensiblement avec le ciel ; mais ils ne sont pas trop à plaindre : ils ont conservé de la pure lumière qui les éclairait au début je ne sais quelle lueur qui les dispense encore aujourd’hui d’aller à tâtons, là où nous trébuchons ; leur oreille a gardé l’écho des féconds tumultes qui la remplirent autrefois, et en ce temps d’apparente torpeur ils se réfugient dans le passé, ils réveillent leurs jeunes impressions ; ils soulèvent encore sous leurs pieds un bruit de feuilles mortes qui les rassérène, et le souvenir illumine leur vie.

Ce fut, il faut en convenir, une noble race d’hommes que cette race de 1815 à 1830. Elle eut toutes les qualités, et put les montrer à son aise. Elle vécut sans quitter la botte et l’éperon ; elle eut, et c’était son droit, l’opiniâtre innocence des illusions, la magnanimité de l’effort commun, la naïveté de toutes les confiances, et par-dessus tout une triomphale entrée dans les lettres et la renommée. Écolier la veille, on était le lendemain apôtre et réformateur ; après les grandes batailles de l’empire, la France était lasse de brutalités : il lui fallait, car ce n’est qu’ainsi qu’elle se délasse, de nouvelles passions pour la reposer des anciennes. Or voici que des hommes inspirés se lèvent, et elle tressaille, s’échauffe, reprend ses marches forcées, mais cette fois à travers un monde plus vaste que celui qui s’étend du Caire à Moscou, à travers le monde des idées et des utopies. Si l’on étudie, abstraction faite du milieu et des circonstances, le caractère de la jeunesse, on sent qu’elle vit avant tout de franchise et de liberté ; elle veut avoir la bride sur le cou, bondir sans encombre et comme il lui plaît ; mais elle a besoin aussi d’un mot d’ordre et d’émulation, d’un guide qui, sans l’asservir, l’anime et l’entraîne. De 1815 à 1830, elle eut non-seulement la faculté de se mouvoir à sa guise, mais encore elle reçut de l’art, de la poésie, le coup de fouet qui cingle l’intelligence, et trouva partout autour d’elle ce je ne sais quoi qui pince les âmes et les affriande. Dans sa fougue instinctive, elle ne savait guère où elle allait, mais elle allait, et toujours plus oultre, accomplissant une loi de nature, comme le flot qui coule et le vent qui souffle. Si le but entrevu par cette jeunesse ne fut pas atteint, qu’importe, puisque l’intention mérite le respect à l’égal du fait ? D’ailleurs ne vivons-nous pas dans un pays où les ailes repoussent à Icare pour tomber et repousser encore ?