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ou si elle ne s’inquiète pas, elle sent tout au moins se remuer en elle des désirs nouveaux, si bien que celui qui aurait vu la France il y a douze ans et qui la reverrait aujourd’hui se demanderait si c’est la même nation. Ce contraste est peut-être le phénomène actuel le plus saillant et le plus curieux. On n’en peut plus douter en effet : si grandes qu’aient été dans ces dernières années les révolutions d’intérêts et d’aspect matériel, il y a un changement bien autrement grave qui s’accomplit par degrés dans l’atmosphère morale. Ce n’est nullement une métamorphose capricieuse et inconséquente de génie et d’idées, et c’est bien moins encore un artifice de vieux partis; c’est tout simplement la France qui revient à elle-même, qui se retrouve avec la vivacité de son tempérament souple et énergique. Elle s’intéresse de nouveau à ses propres affaires, aux directions de sa politique et aux choses de la pensée, à tout ce qui fait la dignité de la vie et à tout ce qui en fait le charme. Les fantômes se sont évanouis, elle n’a plus peur du mouvement, ni des journaux et de leurs polémiques, ni même des brochures de M. Proudhon. Le spectacle tranquille du développement des prospérités matérielles ne lui suffit plus, et elle n’a pas assez des inaugurations de boulevards grandioses. Le débat public de ses intérêts l’attire, et les luttes de l’esprit, de la science, ont pour elle un attrait excitant. Que des conférences libres s’ouvrent quelque part, formant une sorte d’enseignement indépendant à côté de l’enseignement constitué, on se presse, on accourt, même en payant et en payant de meilleur cœur encore quand c’est un moyen d’attester une sympathie pour une grande et noble cause. Il y a des livres qui deviennent tout à coup des événemens, il y a des fêtes littéraires auxquelles on prend goût et qu’on recherche. C’est un réveil, c’est peut-être le commencement d’une efflorescence nouvelle, et comme ce mouvement, plus instinctif encore que précis, a son sens politique, il a aussi sa signification dans l’ordre intellectuel.

Il ne faut pas s’y méprendre : cette sorte de renaissance, qui est un pressentiment, a tous les caractères d’une transition, elle en a les inconvéniens et les avantages. Si l’essence du génie et des instincts de la France est restée entière et vivace, que de choses sont changées, moins encore peut-être au point de vue politique que sous le rapport littéraire, au point de vue de la formation du talent et de son action! Nous avons traversé et nous n’avons point entièrement dépassé une crise qui a transformé toutes les conditions de l’esprit, qui a commencé par la confusion et le trouble en créant, au lendemain d’une période privilégiée d’activité et d’éclat, une indéfinissable atonie, où les idées semblaient perdre de leur puissance, où tous les groupes se dissolvaient, où la vie morale et lit-