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qui ne justifie point le despotisme usurpé, mais qui honore l’usurpateur sans l’absoudre. On s’attendait qu’il abolirait les dettes ; il ne le fit pas, et seulement adoucit la condition des débiteurs. Il distribua du blé à la multitude et se paya de ses dons avec les ex-voto des temples : ce ne fut pas là son plus grand crime. Quand il partit pour aller s’embarquer à Brindes, le peuple l’accompagna en criant : « La paix ! » La guerre civile allait commencer, et les enfans, divisés en pompéiens et césariens, se battaient dans les rues de Rome.

Cicéron était bien embarrassé. Fallait-il suivre Pompée, qui avait livré Rome, déserté l’Italie, et duquel il n’attendait rien de bon ? « Tous deux veulent régner, » disait-il avec raison. Fallait-il attendre César, qui apportait certainement la servitude et dont la clémence[1] le rassurait peu, car Curion l’avait averti qu’il ne devait pas s’y fier[2] ? De plus, il traînait avec lui six licteurs auxquels il ne voulait point renoncer et qui embarrassaient sa fuite. Incertain de la conduite à tenir, il s’occupait à écrire en latin et en grec les motifs de partir et les motifs de rester. Dans ses lettres, Cicéron nous peint par ses propres inquiétudes ce qui se passait à Rome dans bien des âmes. Beaucoup se disaient ainsi que lui : Que va-t-il advenir ? que veut Pompée ? pourquoi a-t-il fui devant César ? que fera César ? que deviendront nos villas ? Comme lui, on était tenté d’aller rejoindre Pompée, et l’on ne partait point : on avait une Tullie, un Atticus, une fille, un ami, qui tantôt vous exhortaient à faire votre devoir, tantôt vous conseillaient d’attendre et de voir comment les choses tourneraient. César ne demandait à Cicéron que la neutralité ; mais c’était lui demander de s’annuler. César eût bien voulu le voir à Rome dans son sénat de renégats : ceci était trop honteux, et Cicéron, qui correspondait avec le vainqueur, le suppliait de l’en dispenser. Il avait d’abord eu l’intention de renvoyer sa femme et sa fille à Rome ; mais il jugea que cela ferait parler et paraîtrait un premier pas vers son retour, et il y renonça. En attendant, il formait le projet de visiter l’une après l’autre ses villas, qu’il avait désespéré de revoir ; mais il ne sortait point de ses perplexités et ne pouvait s’arrêter à aucun parti. Rome lui apparaissait, au milieu de son incertitude, sous les aspects les plus contraires. Tantôt c’était une ville sans lois, où il n’y avait plus ni tribunal ni droit, une ville abandonnée au pillage et aux incendies ; tantôt il s’écriait : « Et cette ville est debout ! les préteurs y jugent, les édiles y préparent des

  1. Elle charmait les municipes (Ad Att., VIII, 10) ; mais quel droit avait César de pardonner ? « Sa clémence même fut insultante, » dit Montesquieu.
  2. Curion lui avait dit : « César n’est pas clément par nature ; la clémence est pour lui un moyen de popularité ; le jour où il cessera d’être populaire, il sera cruel. » (Ad Att., X, 4.)