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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT.

lui racontât toute une longue histoire, et qu’il le déterminât, rien qu’en lui confiant des soupçons fantastiques, à faire arrêter un homme riche, honoré, investi en ce moment même d’une fonction publique ! Il ne réussirait pas. Encore si le crime eût été commis en France ; mais c’était en Californie, au bout du monde, dans une ville d’aventuriers où les lois étaient ignorées, où régnait seul le droit du plus fort. En admettant qu’on fît des recherches et qu’elles aboutissent à quelque accusation contre M. de Girard, elles prendraient de longs mois, des années entières. Pendant ce temps, M. de Girard aurait vingt fois l’occasion de s’échapper, ou plutôt il ne fuirait pas ; trop habile pour s’irriter, il se poserait en victime, ferait passer Jacques pour un fou et rirait de lui. À la pensée que cet homme si hautain pourrait affecter à son égard une insultante pitié, Jacques se sentit tout ému de colère. Dans la longue poursuite à laquelle il s’était acharné pour découvrir en lui un assassin, la cause de Gerbaud était devenue la sienne. Il haïssait pour son propre compte M. de Girard autant que l’aurait haï Gerbaud, s’il ne fût pas mort !… Non, il ne fallait pas troubler la justice. C’était à lui de frapper le coupable. Il le devait, puisque le crime n’était pas douteux à ses yeux. Il n’avait qu’à provoquer M. de Girard, et, si Dieu était juste, il le tuerait…

Mais si Dieu avait arrêté dans ses desseins que ce fût Jacques qui dût succomber ! Il frissonna. Une subite terreur de ce duel le saisit : il mourrait donc à la veille d’être heureux. Quelle dérision du sort ! Et s’il triomphait, n’allait-il pas tuer le bienfaiteur du père de sa fiancée, et compromettre ainsi le bonheur même qu’il redoutait de perdre au point de n’oser risquer sa vie dans une rencontre avec l’homme qu’il détestait ? De toute façon, ce duel était odieux ou ridicule. Il n’y avait pas à y songer.

Cependant, s’il ne se bat point avec M. de Girard, s’il ne le livre point à la justice des hommes, que fera-t-il donc ? Rien. Il le laissera partir. N’était-ce point ce qu’il avait résolu la veille, et en vivrait-il moins paisible ? Pourquoi n’agirait-il pas aujourd’hui comme il agissait hier ? C’est qu’aujourd’hui le doute ne lui est plus permis… Le souvenir de Gerbaud lui revint alors lugubre et menaçant. Il revit l’infortuné jeune homme, il le revit, sanglant et pâle, lui léguant le soin de le venger. Déjà il était arrivé trop tard à l’endroit où son compagnon périssait. S’il laissait l’assassin impuni, ne se faisait-il pas lui-même complice du meurtre ? Jacques réagit contre ces importuns scrupules. Est-on donc engagé parce qu’il plaît au premier mourant venu de vous lancer dans une aventure pleine d’obstacles et de périls ? Que lui était en effet ce Gerbaud ? Pas même un ami, un camarade tout au plus. N’avait-il donc pas