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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT.

nuaient à se taire. M. Herbin, un peu embarrassé, changea le tour de la conversation. Quand le dîner fut terminé, Hermance s’approcha de son fiancé : — Monsieur Jacques, lui dit-elle, je ne dois pas avoir de secret pour vous, surtout quand ce secret ne peut vous causer aucune peine. Après le service qu’il avait rendu à mon père, M. de Girard m’a demandée en mariage. J’avais pour lui une grande reconnaissance et le tenais pour un parfait honnête homme ; mais j’éprouvais en même temps une indéfinissable répugnance à devenir sa femme, et je refusai. Les choses en restèrent là. M. de Girard partit pour l’Amérique. Nous avons appris qu’il s’y était marié, et que peu après il avait perdu sa femme. Si, ma mère et moi, nous avons gardé le silence pendant le dîner, c’est que mon père m’en a voulu assez longtemps d’avoir refusé M. de Girard et que nous n’aimons pas à entendre parler de lui. Vous voyez qu’il n’y a en tout ceci rien qui puisse vous fâcher.

Cela était vrai. Aussi Jacques Lambert remercia Mme  Herbin de la confidence qu’elle lui avait faite. Toutefois il ne put se défendre, à l’endroit de ce M. de Girard dont il venait d’entendre parler pour la première fois, d’une impression pénible et d’une crainte vague.

Le lendemain, vers six heures du soir, quand il entra dans le salon, il aperçut un étranger assis près du feu, à côté de Mme  Herbin. On était à la fin d’avril, et le jour commençait à baisser. À l’aspect de Jacques, l’étranger se leva : — Monsieur, lui dit-il, Mme  Herbin vient de m’apprendre votre prochain mariage avec Mlle  Hermance. Permettez-moi de vous en faire mon bien sincère compliment et d’espérer qu’en ma qualité d’ami de la famille vous voudrez bien aussi me considérer comme votre ami.

Il tendait la main au jeune homme. Jacques la prit, mais en même temps il distingua confusément les traits de l’étranger. Ln frisson lui courut par tout le corps, et il ne put trouver une parole. Il avait devant lui cette tête pâle aux cheveux crépus, aux yeux ternes, qu’il était presque parvenu à oublier, et qui se rappelait à lui d’une façon foudroyante en lui apparaissant vivante et réelle. Jacques toutefois avait un grand empire sur lui-même. Il craignit que l’étranger ne sentît sa main trembler dans la sienne et balbutia quelques mots. N’était-il point d’ailleurs le jouet d’une illusion ? Ne pouvait-il pas s’être trompé ? Il en était certainement ainsi. Il s’assit et regarda le feu pour ne point regarder M. de Girard, attendant avec une impatience fébrile qu’on apportât de la lumière. Ce fut Hermance elle-même qui entra et posa la lampe sur la cheminée. Jacques leva lentement les yeux sur l’étranger. Il ne s’était point trompé, c’était bien là le visage de l’assassin. Quant à M. de Girard, il examina Jacques avec curiosité et une sorte d’étonnement.