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couler le bien public !… Mais on invoquerait vainement des sentimens de justice de la part de deux puissances qui paraissent en avoir abjuré les notions les plus communes ; leur convenance fait leur droit public : c’est elle qui, après avoir déterminé le démembrement de la Pologne, voudra aussi déchirer la Suède et se partager ses plus belles provinces, si l’on n’y oppose les obstacles les plus puissans. — La Poméranie est étrangère au changement fait en Suède ; elle conserve les lois allemandes qui l’ont régie avant et depuis la conquête. Le roi de Prusse ne peut donc en emprunter aucune cause, aucun prétexte d’inquiétude ; mais, quoi qu’il dise, ce « petit coin de terre » qu’il affecte de dédaigner est à sa bienséance : il pique son ambition. — Le roi de Suède demande s’il ne faut pas faire quelques démarches à Vienne. L’impératrice-reine est engagée, par la convention de 1757, à la garantie de la Poméranie et des autres états suédois en Allemagne. Le roi espère beaucoup des offices que M. Durand a ordre de lui rendre à Pétersbourg…

« Le roi de Suède compte avoir avant quelques mois quarante mille hommes en état d’entrer en campagne et une escadre de quatorze ou quinze vaisseaux de ligne ; il aura quelques magasins en Finlande et près de la frontière de Norvège… J’avoue toutefois, monsieur le duc, que je suis effrayé quand je considère tout ce qu’il faudrait pour donner de la consistance à un corps qui est impuissant par lui-même à faire un effort vigoureux et salutaire. La Suède n’est aujourd’hui qu’un squelette gigantesque dont les membres disproportionnés sont incapables de se prêter un secours et un appui mutuels. Minée par cinquante ans d’anarchie, elle se voit accablée par la misère la plus affreuse : la famine dévore la plupart de ses provinces ; les ravages en sont effrayans ; la rentrée des contributions ordinaires se fait très difficilement. Il faut donc des coups de vigueur ; la Suède ne peut traîner longtemps sans être épuisée. Cronstadt n’est qu’en bois, et quelques boulets rouges le détruiraient ; il est vrai que la Russie n’a pas de marine ou l’a mauvaise. Si du moins la Suède était délivrée de l’épine du Danemark !… »


Les craintes exprimées par Vergennes n’étaient pas sans raisons : de jour en jour, les périls semblaient s’accumuler. Le comte d’Ostermann, ministre russe à Stockholm, avait pris une attitude très menaçante ; il avait déclaré au cabinet suédois, par ordre de son gouvernement, que l’impératrice regarderait toute agression contre le Danemark comme dirigée contre elle-même ; il continuait à entretenir dans Stockholm des clubs où se réunissaient encore quelques désœuvrés dont il payait la turbulence et les calomnies ; il ne s’abstenait pas enfin de dire et de faire répéter autour de lui qu’il y avait lieu de soudoyer des révoltes dans chaque province de Suède, si les confédérés ne s’entendaient pas pour organiser la guerre extérieure[1], car il fallait à tout prix relever la liberté suédoise,

  1. L’envoyé danois à Stockholm écrit le 22 août 1772, immédiatement donc après la révolution : « Le comte d’Ostermann m’a communiqué confidemment le projet d’entretenir une fermentation dans les provinces : sa cour agirait en Finlande, la mienne en Scanie, celle de Prusse en Poméranie. Ce concert éclaterait partout en même temps, au moment décisif, avec l’appui de manifestes et de déclarations signés des trois puissances. — 23 octobre. Je crois me conformer aux ordres du cabinet en m’abstenant de toute démarche qui pourrait démasquer les intentions secrètes de nos maîtres. Je ne désespère pas au reste d’un mécontentement dans ce pays dont nous pourrions tirer parti en notre faveur. »