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moment où ils croyaient obtenir un triomphe définitif. Ils avaient tout à craindre de Gustave et ne doutaient pas que son voyage à Paris ne lui eût procuré contre eux des forces nouvelles. Ils avaient donc tenté, dès la mort du roi, d’empêcher que le prince royal montât sur le trône; leurs émissaires s’étaient répandus parmi le peuple en insinuant une absurde accusation de parricide : un poison lent avait été administré au feu roi, disaient-ils; on parlait tout bas de ce que l’autopsie, pratiquée par le célèbre docteur Acrell, avait révélé[1]; Gustave s’était éloigné à dessein jusqu’à l’entier accomplissement du crime; il n’oserait pas revenir dans la capitale, et on pressait le prince Charles, son frère, de prendre la couronne. « Envoyez-nous vite de l’argent, écrivait un ami de Gustave au comte de Creutz, ministre suédois à Paris, afin que nous puissions déjouer les plans de nos adversaires, et que le roi, à son retour, ne trouve pas la Suède vendue à la Russie. » Proclamé en dépit de ces viles intrigues, Gustave III avait encore devant lui la perspective d’une diète qui pouvait lui devenir fatale, si une puissante majorité y était acquise à ses ennemis : c’était sur cette assemblée qu’ils reportaient leurs espérances; ils comptaient empêcher le couronnement, et forcer tout au moins Gustave à une abdication en découvrant de graves illégalités dans ses actes antérieurs, ou bien en lui imposant une série de conditions absolument inacceptables.

Pour résister à leurs suprêmes efforts, quels étaient les secours dont le nouveau roi disposait? Son meilleur allié devait être M. de Vergennes. Doué d’un esprit étendu et solide, d’une grande sûreté de caractère et d’une probité reconnue, appliqué aux affaires, attentif aux grands intérêts, soucieux des bonnes traditions dans un temps où l’insouciance, qui devenait générale, commençait à les mettre en oubli, M. de Vergennes fut un des derniers grands représentans de notre ancienne diplomatie. Ses mémoires sur la Louisiane et sur le Canada montrent qu’il savait prévoir et avertir; mais sa gloire principale a été de remplir dignement le poste difficile d’ambassadeur à Constantinople. Dès cette époque, c’était par l’impulsion qu’elle imprimait aux ministres de la Porte-Ottomane que la France communiquait à la politique du reste de l’Europe le mouvement le plus conforme à ses vues. Vergennes fut alors pour le cabinet de Versailles un interprète prudent et sûr. Ses lenteurs mesurées impatientaient quelquefois l’impétueux Choiseul, ministre des affaires étrangères, qui toutefois ne tardait pas à reconnaître son dévouement en lui rendant justice. «Le comte de Vergennes trouve toujours des raisons contre ce qu’on lui propose, disait-il, mais jamais des difficultés pour l’exécuter. Si nous lui demandions

  1. Archives royales à Dresde, correspondance de Suède, 22 février 1771.