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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT.

nité de ses craintes. Certes ces souvenirs que l’on constate sans qu’on puisse en découvrir l’origine ne constituent point par eux-mêmes des événemens qui nous aient vivement affectés. Ce sont des impressions fugitives, qui tomberaient bientôt dans un complet oubli, si elles ne se reliaient d’une façon imperceptible, mais durable, à des faits d’une importance beaucoup plus grave. L’émotion d’un seul jet qui remue profondément le cœur ne s’accuse que plus tard dans ses nuances diverses de sentiment et de passion. Tel paysage que l’on admire d’un rapide regard ne se révèle que longtemps après dans la grâce ou l’originalité de ses détails. Ce n’est que par un minutieux retour vers le passé qu’on s’en pénètre entièrement. Cette faculté si rare de vision rétrospective qu’ont le philosophe et le peintre, Jacques s’efforça de l’acquérir. Quoique réduit aux proportions d’un navire, le champ d’exploration qui s’offrait à lui était excellent, car beaucoup d’acteurs s’y pressaient dans un espace restreint. Dès lors, soit que quelque manœuvre critique appelât l’équipage sur le pont, soit qu’aux heures de repos il s’y groupât paresseusement, Jacques s’exerçait à saisir d’un coup d’œil, à fixer dans son esprit, par une impression spontanée, cet ensemble de physionomies diversement expressives. Il laissait quelque temps s’écouler, puis, le soir, seul avec lui-même, il revenait sur le tableau qu’il avait contemplé, il en reproduisait vite les principaux traits, et, sollicitant ensuite ses souvenirs, il les amenait à se dresser devant lui avec un imprévu et une vérité qui le charmaient. Mille détails qu’il eût négligés ressuscitaient pour lui. Il arriva en outre à un résultat qu’il n’avait pas pressenti : en se rappelant l’attitude et la physionomie de certains hommes frappés de peines assez graves peu de temps après l’heure où il les avait observés, il découvrait en germe dans cette physionomie et cette attitude l’acte d’indiscipline qu’ils devaient commettre, la conduite ultérieure qu’ils avaient tenue. Cette divination après coup, qu’il eut lieu de constater par maints exemples, était pour lui d’un grand intérêt. À en juger par ses études, il y voyait un indice que la physionomie de l’inconnu, si froidement cruelle dans sa méditation, heureuse déjà du crime qu’elle semblait avoir en perspective, était bien celle du meurtrier de Gerbaud. Il fallait donc qu’il l’eût vue quelques heures peut-être avant l’assassinat ; mais où ? Là, quelque effort qu’il fît, sa mémoire le trahissait, et il s’interrogeait en vain.

Cependant l’apparition lui était toujours présente ; mais, l’ayant acceptée comme un phénomène de mémoire dont il n’avait point encore la clé, il s’en souciait peu. D’ailleurs le temps avait marché. La frégate, après avoir doublé le cap Horn, avait relâché à Bahia. Les plaisirs de cette grande ville offraient à Jacques de nombreux