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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT.

visions et ces fatigans souvenirs qui ne lui suscitaient pour les conjurer aucun expédient pratique.

Au bout de quelques jours, Jacques avait repris en effet sa vie accoutumée. L’existence de mer, avec sa régularité sérieuse et les énergiques décisions auxquelles les circonstances obligent, est le meilleur remède contre le trouble de l’imagination. La poésie des flots est mâle et fortifiante, et laisse peu de place aux chimères. On voit de trop près le danger réel pour garder longtemps la crainte puérile des fantômes. Jacques se le disait du moins, et s’il pensait encore à Gerbaud, c’était par curiosité, par cet attrait inquiet que les faits en dehors du cours ordinaire de la vie ont pour nous. Cependant il y songeait. La nuit, pendant ses longues heures de quart, ou lorsqu’il était redescendu dans sa chambre, il se demandait quel était l’assassin, et comme il jugeait impossible de le découvrir jamais, il s’applaudissait de ne pas prendre au sérieux plus qu’il ne le faisait le legs de vengeance de son camarade. Certes il n’admettait pas que Gerbaud lui eût apparu ; mais en ce cas c’eût été le moins que le spectre menaçant lui eût dit à quels indices il reconnaîtrait son meurtrier. Alors, avec un ennui singulier et suivant qu’il était sur le pont ou dans sa chambre, il continuait sa promenade ou se couchait. Or un soir ses méditations habituelles l’avaient plus vivement absorbé, et il allait s’endormir quand il eut tout à coup la révélation du meurtrier inconnu. L’image de cet homme, nette, lumineuse, parfaitement accusée, s’offrit à son esprit. Ce fut une vision tout intérieure, car elle n’avait rien de ces formes que l’on se crée la nuit quand le regard cherche à percer l’obscurité. Lambert, recueilli, avait les yeux fermés. Le visage de l’assassin était pâle et légèrement bilieux ; les cheveux étaient abondans et crépus, le nez droit, l’œil morne, froid et méditatif, et un sourire de sarcasme et de haine plissait les lèvres. D’ailleurs, s’il était devant Lambert, il ne le regardait pas, et pour ainsi dire ne s’apercevait pas qu’il fût là. Le premier moment passé, Jacques ne fut point trop ému. Ces évocations, aux approches du sommeil et quand la pensée s’engourdit, ne sont point rares : elles sont pour la plupart empruntées à nos souvenirs, qui se traduisent alors d’une façon sensible. L’ébranlement que chacune de nos sensations imprime à nos nerfs se continue par des vibrations de plus en plus faibles que l’on ne constate bientôt plus dans l’état de veille et qui redeviennent perceptibles aux heures de calme et de silence ; mais ce qui étonnait Lambert, c’est que l’apparition ne se rattachait pour lui à aucun souvenir. Pas plus qu’auparavant, lorsqu’il n’avait aucune idée des traits et de la physionomie du meurtrier, il ne se rappelait l’avoir rencontré ni connu. Il se pou-