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midi. Or, comme un désordre pareil ne peut être expliqué que par la connivence ou du moins par un extrême relâchement des populations, il importe de rechercher avant tout les causes de cette complicité morale.


II.

Quelle est donc cette guerre de paysans? Quels sont les faits qui l’ont provoquée et maintenue? Avant tout, l’état affligeant des campagnes, l’ignorance, la misère, la haine contre la bourgeoisie, puis les folles espérances fondées sur la révolution, les excitations venues de Rome, enfin et surtout la peur. Ce sont autant de points à développer pour que l’on connaisse mieux l’origine du mal, et que l’on soit moins surpris de le voir résister à des efforts dont le succès définitif n’est pas moins certain.

Commençons par l’état des campagnes, et rappelons ce qu’elles étaient il y a trois ans. A mesure qu’on s’éloignait de Naples, on voyait disparaître peu à peu non-seulement la magnificence d’une grande ville, mais l’apparence même d’un pays civilisé. Les voies ferrées s’arrêtaient au bout d’une heure ou deux, et débouchaient dans de grandes routes poudreuses; les routes se resserraient au pied des montagnes en chemins difficiles, les chemins se transformaient en sentiers que les mulets seuls pouvaient gravir. Au bout d’une vingtaine de lieues, on rencontrait des provinces entières où, à l’exception de la grande route de Naples, n’existait aucune voie de communication. Il était et il est encore impossible au moindre cabriolet de s’aventurer dans la partie méridionale de la Basilicate et de gagner par là le bord de la mer. Cette province, aussi grande que la Toscane, est en quelque sorte isolée des autres. Sur 124 communes, elle en compte 91 dépourvues de routes, et d’autres provinces, encore plus négligées, envient son sort. Dans celle de Catanzaro par exemple, les routes manquent à 92 communes sur 108, et à 60 sur 75 dans celle de Teramo. Pas le moindre chemin ne descendait en 1861 des Abruzzes dans les Pouilles : on devait venir à Naples pour aller de Chieti à Foggia. Supposez qu’il faille passer par Bordeaux pour aller de Paris à Lyon, ce serait exactement le même détour. L’inconvénient n’était pas énorme pour le voyageur qui avait de l’argent à dépenser, mais il était grave pour les bergers qui, deux fois par an, mènent leurs troupeaux d’une province à l’autre. Ils devaient faire ce trajet en escaladant des rochers. Un chef de brigands, nommé Tamburrino, les attendait avec sa bande, et percevait un péage en têtes de bétail. Conçoit-on bien l’état de ces campagnes désertes où, pour aller d’un village à l’autre, il fallait souvent une journée de chemin? Le lien social était brisé dans