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Déodat, assis sur le timon, les jambes croisées, excitait les bœufs du geste et de la voix. De temps à autre il tournait la tête en arrière pour regarder Nanny, qui lui répondait par un sourire. Ils voyagèrent ainsi à petites journées. Chillambaram se trouvait sur leur route; mais Déodat eut soin d’y passer pendant la nuit: le souvenir du séjour qu’il y avait fait lui était devenu insupportable. Après avoir traversé le gros village de Cuddalore, planté de beaux arbres, et la rivière d’Ariacouppam, dont les rives sablonneuses sont semées de palmiers sauvages, le chariot roula sur la grande route ombragée qui annonce les abords de Pondichéry. Tout à coup un sourd murmure retentit aux oreilles de Nanny, et une immense étendue, aussi bleue que le ciel, se déploya à ses regards surpris.

— Qu’est cela? demanda-t-elle en se penchant vers Déodat.

— C’est la mer, répondit-il.

— Et ce qui flotte là-bas?

— C’est le pavillon de la France, du pays qui nous a envoyé notre meilleur ami. Pauvre père Joseph!...

Quelques momens après, le chariot débouchait sur la magnifique place au milieu de laquelle s’élève le palais du gouverneur. Déodat, faisant tourner à gauche ses petits bœufs fringans, se dirigea vers cet assemblage confus de maisons blanches et de huttes sombres, à moitié cachées sous les cocotiers et les manguiers, que l’on nomme la ville noire, et il s’arrêta tout près de l’église des missions, devant une porte marquée d’une croix. C’était la demeure de l’évêque et le presbytère. La vieille Monique y fut accueillie avec les égards dus à ses vertus et à son âge, Déodat et Nanny avec l’intérêt qu’inspire un jeune couple qui s’aime; puis on les conduisit dans la maison qui leur avait été préparée, habitation gracieuse et simple, adossée à un jardin où mûrissaient les bananes, les pamplemousses et les cocos. Il y avait là encore autour d’eux des pagodes où se célébraient les fêtes tumultueuses du paganisme; mais le bruit de ces cérémonies extravagantes ne troublait plus l’imagination calmée du néophyte. Déodat, installé tout le jour chez un négociant dont il écrivait les comptes en tamoul et en français, maniant le calame et la plume avec une égale aisance, rentrait chaque soir plein de joie dans sa paisible retraite, où il était sûr de retrouver les deux grands biens de la vie, l’affection d’une mère et la tendresse d’une femme aimée.


TH. PAVIE.