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LES VOIX SECRÈTES DE JACQUES LAMBERT.

ouverts, mais la sueur de la mort sur le front, reconnut son ami, fit un suprême effort et lui dit : C’est le mari qui m’a tué, mais vous me vengerez.

Il fit un dernier mouvement, se renversa en arrière et expira. Lambert, qui s’était courbé vers lui, se dressa sur ses pieds. Pris d’une subite épouvante, il lui semblait qu’un autre coup de feu allait aussi l’atteindre ; mais tout était calme. Il se rassura et se demanda ce qu’il allait faire du corps de son ami. Il ne pouvait l’emporter, et il lui répugnait de l’abandonner. Il entendit alors au loin un bruit cadencé d’avirons. Il pensa, — ce qui était vrai, — que Gerbaud avait demandé une embarcation à cet endroit de la côte, et que cette embarcation arrivait. Aussitôt il courut au rivage et héla le canot à grands cris. Les matelots lui répondirent en forçant de rames, sautèrent à terre, et, conduits par lui, se dirigèrent vers la route. À l’instant où ils en gravissaient le talus, ils aperçurent un homme penché sur le cadavre et qui l’examinait. Cet homme, dont on ne put voir les traits, car il portait une partie de son poncho rabattue sur le visage, s’enfuit à leur approche. On le poursuivit, mais inutilement. Lambert, aidé de ses matelots, ramena le corps de Gerbaud à bord de la frégate. Son premier soin fut d’informer le commandant du triste événement de la nuit. Le commandant descendit à terre et pria le consul d’agir sur-le-champ. On se transporta aussitôt à la maison habitée par la femme qui était la cause involontaire de ce drame ; mais celle-ci avait disparu. Le commandant ne put qu’insister auprès du consul pour qu’il donnât suite à cette affaire ; ses instructions ne lui permettaient pas de différer son départ, et il fut même décidé, afin de ne point perdre de temps, que les funérailles de Gerbaud se feraient à bord.

Au point du jour, la frégate partit. Pendant les heures qui suivirent le départ, les officiers s’entretinrent longuement de Gerbaud, de sa fin funeste et des circonstances mystérieuses qui entouraient sa mort. La cérémonie de l’immersion avait été fixée au coucher du soleil. Cette cérémonie est simple et touchante. L’état-major et l’équipage se réunissent dans la batterie pour dire à leur camarade un dernier adieu. L’aumônier récite sur le corps les prières des morts, puis, au moment où le soleil disparaît, le corps lui-même, enveloppé d’un pavillon national et rapidement entraîné par un boulet que l’on attache à ses pieds, glisse au fond de son humide tombeau. Quelques minutes avant l’heure convenue, Lambert, qui avait fort recommandé qu’on le prévînt, était seul dans sa chambre et s’habillait. Il venait de mettre son chapeau et son épée lorsqu’il entendit le bruit sourd d’un corps tombant à l’eau. Il eut un frisson de colère et de douleur, car il se douta aussitôt que la cérémonie se