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tout était en fête autour de lui, il demeurait plongé dans une rêverie douloureuse. Le lendemain, il y eut dans le village une animation plus grande encore; c’était le jour où l’on célèbre le premier pas que fait le soleil vers l’hémisphère boréal. Les femmes mariées vont se purifier dans des étangs où elles se plongent avec leurs vêtemens, et, sortant de l’eau toutes mouillées, elles font cuire en plein air du riz mêlé avec du lait. Il faut voir toutes ces mères de famille, penchées sur le vase qui chauffe, guetter le premier signe d’ébullition. Dès que le riz commence à bouillir, de grands cris retentissent, et les mots pongol, o pongol! (il bout, oui, il bout!), répétés par toutes ces voix féminines, annoncent à la population impatiente la fameuse nouvelle. Chaque femme alors enlève le vase où le riz a bouilli, on le porte dans le temple, devant l’idole, à qui l’on offre une partie de cette nourriture sacrée ; une autre partie est donnée aux vaches, et les gens de la maison se partagent le reste. Alors on se visite encore, on s’aborde en se demandant si le riz a bouilli, et chacun de répondre avec exaltation : Pongol, pongol! (il a bouilli!) Le jour suivant, les femmes cèdent la place aux hommes, et une nouvelle cérémonie s’accomplit, plus variée, plus divertissante que celle de la veille. Dans un grand vase rempli d’eau, on jette de la poudre de curcuma, de la graine de l’arbre appelé paraty et des feuilles de margousier; après avoir bien mêlé ensemble ces trois substances, on en arrose les bœufs et les vaches, dont on fait trois fois le tour.

Tous les habitans de la maison, — moins les femmes, qui sont exclues, — se placent successivement aux quatre points cardinaux et exécutent quatre fois devant les animaux qu’ils viennent d’asperger la grande salutation, qui consiste à se prosterner à terre tout de son long. Puis on s’applique à peindre les cornes des vaches de toute sorte de couleurs, on leur suspend au cou des guirlandes de feuillages verts entremêlés de fleurs; à ces guirlandes sont attachés des gâteaux, des cocos, des fruits de diverses espèces. Les vaches, troublées par les honneurs qu’on leur rend, épouvantées par les objets sans nombre dont on a chargé leurs cornes, se débattent et dispersent autour d’elles les fruits, les gâteaux, les fleurs, les branches d’arbres. Alors la foule ramasse ces précieux débris et les mange avidement comme une manne sacrée. Il y a dans cette fête quelque chose de touchant et de grotesque. N’est-il pas juste que les bœufs, après les travaux du labourage, reçoivent les hommages de ceux dont ils ont préparé la récolte? Et les vaches, qui par leur lait fournissent une nourriture abondante et saine aux populations si sobres de l’Inde, n’ont-elles pas le droit de se voir parées, attifées, traitées avec égard au moins un seul jour dans l’année