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prêchant la vertu. Peu à peu ce jeune homme, élevé dans les principes austères du christianisme, se laissa aller sans résistance à une vie molle et contemplative, rêvant à l’aise sous les voûtes silencieuses de ces temples où des milliers de statues, les unes colossales et monstrueuses, les autres finement sculptées et réduites aux proportions de la nature humaine, représentent, sous une forme visible et palpable, toutes les hallucinations du paganisme. Dans l’enceinte de ces pagodes où les brahmanes ne cèdent le pas qu’aux taureaux sacrés, nonchalamment étendus sous les longues colonnades, les bruits du dehors ne pénétraient guère. Il régnait parmi les hôtes de ces lieux tranquilles une sorte de fraternité, celle qui résulte de l’égalité de naissance et de l’esprit de corps. Ces prêtres païens, qui naguère encore inspiraient à Dévadatta tant d’horreur, étaient donc au demeurant d’assez bons diables, un peu menteurs peut-être, fort insoucians, mais instruits, amis du beau langage, distingués dans leurs manières, une race intelligente et choisie à laquelle on pouvait être fier d’appartenir. Sortir des rangs infimes de la société et se trouver tout à coup porté au premier rang, c’était, à tout prendre, un beau rêve, et ce rêve venait de se réaliser pour Dévadatta. Aussi, quoiqu’il lui fût impossible de prendre au sérieux les chimères de l’idolâtrie, dont chaque jour il accomplissait les pratiques, il voyait s’obscurcir dans son esprit les croyances de sa jeunesse. Il y avait d’ailleurs dans ce milieu indolent et vaniteux qui l’entourait une atmosphère d’épicurisme capable d’énerver les natures les mieux trempées. Dévadatta en vint à se créer une philosophie à lui, dans laquelle il mit un peu de tout ce qu’il avait appris depuis son enfance, et ce système informe, qui manquait de base, se résumait tantôt en un doute immense, tantôt en un panthéisme absolu dont il était lui-même le centre.

Cependant la contemplation de ses propres perfections ne peut convenir longtemps à un simple mortel que sa faiblesse ramène sans cesse au sentiment de son impuissance. Élevé dans le village chrétien de Tirivelly, dans ce petit monde à part dont tous les membres éprouvaient !es uns pour les autres une affectueuse et tendre sympathie, Dévadatta se trouvait isolé au sein de cette société brahmanique, égoïste et altière, qui l’avait adopté. Là, pas d’épanchement, pas d’intimité; chacun vivait pour soi, cherchant dans la fréquentation de ses égaux une distraction et un aliment à son orgueil. L’état d’infériorité presque dégradant auquel les femmes hindoues sont réduites dans les castes supérieures inspirait à Dévadatta une pitié profonde ; lui qui avait vu la femme, réhabilitée par le christianisme, prendre part aux cérémonies du culte, adoucir par sa présence la rudesse naturelle à l’homme et se vouer au service de ses frères souffrans, il ne pouvait s’habituer à la morne attitude, à