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— Cet enfant portait le cordon d’investiture?

— Oui, dit le missionnaire, et je le lui ai enlevé pour lui donner le baptême.

— Puisses-tu périr comme un chien ! s’écria le pourohita avec indignation. Vous ne respectez plus rien, vous autres étrangers. Prends des chaïkilyas[1], des chandalas, des parias; ramasse sur les routes les lépreux, les paralytiques, tous les êtres hideux qui expient dans cette vie les fautes d’une existence antérieure, peu nous importe; mais dégrader l’enfant d’un brahmane!...

— Mon cher fils, i dit le missionnaire en s’adressant à Déodat, il faut pardonner ces injures; cet homme ne sait ce qu’il dit... Te trouves-tu dégradé parce que tu portes la croix sur ta poitrine?

Le pourohita, exaspéré par ces paroles, arracha la croix que Déodat portait sous son vêtement. — Ce jeune homme ne t’appartient pas! s’écria-t-il; il est à nous, tu n’as aucun droit sur lui...

— Cela est vrai, dit le prêtre : il s’est attaché à moi librement, et je ne lui ferai aucune violence; mais toi, respecte aussi sa volonté.

— Dévadatta, reprit le brahmane, si tu renies ta caste, si tu es parjure envers les dieux de ton pays, puisses-tu parcourir les sept cercles de l’enfer!... Puisses-tu être plongé dans une nuit éternelle où tu n’entendras que des cris et des gémissemens ! Que deux pointes aiguës de rocher t’écrasent et t’aplatissent sans que la mort vienne détruire ta souffrance ! Que tes yeux soient éternellement rongés par des vautours au bec crochu !...

Ces imprécations, prononcées d’une voix que la colère rendait plus vibrante, causèrent à Déodat une véritable terreur. Le pourohita se tenait debout, drapé dans son pagne comme un augure de l’ancienne Rome enveloppé des plis de sa toge; son regard étincelait, sa main étendue sur la tête du néophyte appelait sur celui-ci la vengeance des dieux avec un geste de conviction et d’autorité. Voyant le jeune homme agité d’un trouble secret, le brahmane reprit avec un accent de tendresse paternelle : Si tu reviens parmi nous, Dévadatta, ta présence réjouira toute la caste des deux fois nés !... Tu seras rétabli dans tous les honneurs auxquels ta naissance te donne le droit de prétendre... Viens, viens, ô mon fils! tu consoleras ma vieillesse... Il ne me reste plus de postérité, et je t’adopterai pour mon enfant. Tous mes biens t’appartiendront, mon nom sera le tien... Une grande joie deviendra ton partage dès cette vie... Viens!

— Déodat, dit doucement le père Joseph, tu es libre, choisis. Écoute la voix de ta conscience; décide-toi...

  1. Savetiers, gens dégradés parce qu’ils travaillent le cuir. Chandala est une épithète injurieuse qui s’applique à tous les hommes avilis et n’appartenant à aucune des quatre castes; il est à peu près synonyme de paria, qui signifie étranger.