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imprévue vint déjouer toutes les précautions que le père Joseph avait prises pour tenir son pupille à l’abri des influences brahmaniques. Les fatigues d’un ministère pénible, exercé pendant de longues années sous un climat dévorant avaient épuisé ses forces : le missionnaire reçut de ses supérieurs l’ordre d’aller à Pondichéry pour s’y reposer, et il résolut d’emmener Déodat, qui saisit avidement cette occasion de visiter l’une des plus agréables villes de la côte de Coromandel.

— Mon cher fils, dit la vieille Monique au jeune néophyte au moment de le quitter, aie grand soin du padre, car c’est à lui que tu dois la vie.

— Je vous le promets, répondit Déodat.

Tandis qu’elle pressait dans ses bras cet enfant qui avait grandi près d’elle, une jeune fille à peine adolescente, au regard modeste, drapée dans la longue robe blanche que portent les chrétiennes de l’Inde, se tenait immobile sur le seuil de la porte. — Tiens, ajouta Monique, voilà la petite Nanny qui vient te faire ses adieux... Ah! nous serons bien seules pendant ton absence ! Qui donc nous fera la lecture chaque soir à l’ombre des cocotiers?

— Adieu, Nanny, dit Déodat en serrant la main de la jeune fille. Tu prieras pour moi, n’est-ce pas?

La jeune fille répondit par un signe de tête, et se détourna pour cacher ses larmes. Déodat avait toujours été pour elle comme un frère; leur enfance s’était écoulée dans une douce et innocente intimité, jusqu’au jour où, devenus l’un et l’autre plus avancés en âge, il avait paru sage à l’austère Monique de s’interposer entre eux comme une mère attentive.

Il fallut partir, et Déodat, en s’éloignant du village de Tirivelly, se sentit le cœur gros. Lorsque les croix plantées sur les maisons disparurent derrière le feuillage, il lui sembla qu’il laissait dans ce lieu paisible la meilleure partie de lui-même. Pour qui n’a jamais quitté le clocher natal, la moindre absence prend les proportions d’un éternel adieu, surtout quand il s’agit de traverser des pays où les moyens de locomotion sont ceux des temps primitifs. Les deux voyageurs n’avaient qu’un cheval, sur lequel ils montaient tour à tour. Ils allaient donc à petites journées. Déodat, dans toute la vigueur de la jeunesse, — il venait d’entrer dans sa dix-huitième année, — marchait assez vite pour suivre le trot du cheval; mais la pauvre bête ne pouvait courir longtemps sur les routes brûlantes sans faire halte, et quand le père Joseph cédait sa place au néophyte, il fallait que celui-ci maintînt la bête au pas, sous peine de laisser bien loin en arrière le vieillard essoufflé. C’était un spectacle touchant de voir ces deux hommes, l’un brisé par l’âge, l’autre en-