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tout homme aime à voir s’approcher de lui sans crainte et librement les créatures que la Providence a établies sur cette terre, qui est son domaine. Oubliant donc les menaces que les habitans du village avaient proférées contre lui, habitué d’ailleurs aux périls comme aux rudes labeurs de sa profession, le père Joseph savourait en paix son frugal repas. Il y a dans la vie militante du missionnaire qui va porter aux païens la bonne nouvelle des heures pleines de calme et de douceur : ce sont les instans où, livré à lui-même et voyageur sur une terre étrangère, il se sent parfaitement dispos de cœur et d’esprit au milieu de sa pauvreté et de son isolement.

Après s’être rafraîchi les pieds et les mains dans les eaux limpides du ruisseau qui coulait près de lui, le père Joseph remonta sur son cheval et continua sa route. Il avait à traverser d’épais halliers où les rayons du soleil ne versaient qu’une lumière furtive. Aucune brise n’agitait les feuilles de ces buissons gigantesques aux rameaux noirs et tortueux qui se mêlaient en tous sens. Sur le sol rampaient des plantes bizarres aux couleurs foncées, les unes hérissées de longues épines, les autres découpées en fines lanières; celles-ci, gonflées d’une sève vénéneuse, cachaient au fond d’une corolle empourprée leur suc mortel; celles-là, desséchées et à moitié réduites en poudre, exhalaient dans l’air une senteur vivifiante. Le tattou s’avançait avec défiance au milieu du djungle, les oreilles dressées, la tête basse et flairant le sol, il se tenait en garde contre les reptiles cachés sous le feuillage sombre : tout à coup il s’arrêta et hennit. Le père Joseph regarda autour de lui, et, n’apercevant rien qui lui révélât l’apparence d’un péril quelconque, il s’efforça de pousser sa monture en avant; mais la bête sagace demeurait immobile.

— Il y a là quelque chose, se dit le père Joseph, mettons pied à terre et cherchons. — Parlant ainsi, il descendit et fit quelques pas en avant. L’instinct du tattou n’était point en défaut; sous un buisson épais se trouvait gisante une femme encore jeune, que ses vêtemens blancs et sa tête rasée faisaient reconnaître pour une veuve. Elle tenait entre ses bras un enfant d’un à deux ans qui paraissait dormir sur le sein de sa mère. Le père Joseph se pencha vers la pauvre femme et lui prit les mains.

— Qui êtes-vous? dit celle-ci d’une voix faible. Qui êtes-vous donc, vous qui n’avez pas horreur d’une mounda[1]?

— Et vous, reprit le prêtre chrétien sans répondre à sa question, d’où venez-vous? où allez-vous?

  1. Littéralement rasée, terme de mépris qui désigne les veuves, parce qu’elles ont les cheveux rasés à la mort de leur mari.