Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/516

Cette page a été validée par deux contributeurs.
512
REVUE DES DEUX MONDES.

sible de parler de Voltaire, comme de Lucien ou d’Érasme, avec une pleine liberté de jugement. Beaucoup d’honnêtes gens, chaque fois qu’ils rencontrent sur leur chemin, dans l’histoire des lettres ou de la société, le grand nom de Voltaire, se croient encore obligés de lever les bras au ciel et de se voiler la face, ou de jeter en passant, par respect humain, une pierre à la statue. On accuse d’avoir manqué de cœur l’homme qui, jusqu’à la fin de sa vie, ne put voir commettre en Europe un acte de fanatisme et d’oppression sans se jeter aussitôt dans la mêlée pour défendre et sauver les victimes, s’il en était encore temps, pour les venger, si, comme La Barre et l’infortuné Calas, elles avaient déjà succombé. On lui reproche d’avoir été souvent injuste ; mais il était passionné, et si jamais grande et nécessaire révolution n’a été faite que par les gens passionnés, peut-on demander à ces mobiles et irritables natures, à ces flammes vivantes, un calme et une froide impartialité qu’il nous est bien facile de garder, à nous qui sommes faits d’une autre argile, et dont le pouls ne bat pas aussi vite ? On lui reproche d’avoir attaqué et bafoué bien des choses respectables : cela est vrai ; mais ces choses respectables, l’autorité civile et religieuse, comment étaient-elles représentées ? par quels bienfaits se manifestaient-elles alors ? Que valaient la royauté et ses ministres, le parlement, le clergé, la Sorbonne ? Le roi se plongeait dans les honteuses débauches du Parc-aux-Cerfs, tombait de la Pompadour à la Dubarry, et par le pacte de famine spéculait sur la faim de ses sujets ; Choiseul était chassé pour d’Aiguillon ; la Sorbonne condamnait tous les livres où il y avait quelque bon sens ; le parlement et le clergé s’entendaient pour défendre obstinément tous les vieux abus, pour faire rouer les ministres protestans surpris dans le royaume, et pour assassiner La Barre et Calas. Et l’on s’étonne que Voltaire, engagé dans une lutte à mort contre un ordre qui n’était que du désordre organisé, contre des préjugés qui dictaient des cruautés, ait souvent manqué de mesure, qu’échauffé par sa raison révoltée et sa conscience indignée, il ne se soit pas toujours arrêté à temps sur la pente où l’emportaient sa verve effrénée et son ardente parole ! En réalité, ce qu’il défendait avec tant de chaleur, c’était la cause même de la tolérance ; l’intérêt des lettres inédites qu’on vient de réunir est précisément de faire mieux comprendre Voltaire, et de rappeler quels grands principes étaient engagés dans le débat où il intervenait avec une si vaillantes énergies.

G. Perrot.

V. de Mars.