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REVUE. — CHRONIQUE.

véritable, et finalement la condamnation de toute une race au travail forcé devint un dogme social et religieux, la condition première de tout progrès. À la devise « liberté, égalité, fraternité, » on substitua délibérément celle de « subordination, esclavage, gouvernement. » L’élève de nègres qu’on faisait dans les états du centre, et que des esclavagistes eux-mêmes ne craignaient pas d’appeler une « récolte de chair humaine, » devint une œuvre juste, chrétienne, ennoblissant à la fois le maître et l’esclave. Emportés par le vertige que donne le triomphe, des hommes du sud voyaient dans l’esclavage une « institution divine ; » ils lui rendaient a un culte comme à la pierre angulaire de leurs libertés ; » ils « l’adoraient, comme la seule condition sociale sur laquelle il soit possible d’élever un gouvernement républicain durable. » Les coryphées de l’esclavage en étaient arrivés à haïr tout ce qui porte l’épithète de libre, culture libre, travail libre, société libre, volonté libre, pensée libre, école libre ; mais la pire de toutes ces abominations était pour eux l’école libre. » Sous l’influence de ces doctrines et de la diversité des intérêts, l’Union se partageait lentement en deux nationalités distinctes : l’une, au nord, composée de citoyens égaux et libres ; l’autre, au sud, n’ayant que des maîtres et des esclaves. Le contact de la servitude avait avili les populations méridionales. Les petits blancs, qui formaient avec les noirs la grande majorité des habitans du sud, devenaient par degrés les simples cliens des riches patriciens : ignorans, misérables, paresseux, ils n’avaient plus guère rien de commun avec les énergiques Yankees du nord. Ainsi que le dit M. Olmsted, « un grand nombre d’entre eux étaient décidément inférieurs aux nègres sous tous les rapports intellectuels et moraux. » Au nord et au sud, les esprits des hommes d’initiative étaient si profondément divisés et les mœurs des populations étaient devenues si distinctes que le maintien du pacte fédéral semblait tout à fait impossible : pour que la guerre civile n’ait pas éclaté plus tôt entre les deux fractions de la république, il faut que les souvenirs d’un passé de gloire et de prospérité communes, peut-être aussi une secrète frayeur de l’avenir, aient arrêté les fauteurs de la rébellion dans l’accomplissement de leur acte.

Le travail forcé des noirs et ses conséquences sociales ont seuls pu diviser les États-Unis ; une seule chose pourra les reconstituer, l’abolition de l’esclavage. Certainement des victoires comme celles de Gettysburg et de Missionary-Ridge exercent une grande influence sur la durée de la guerre : elles affaiblissent les armées du sud et concentrent la rébellion dans un espace plus étroit ; mais tous les triomphes stratégiques finiraient par être inutiles si la population du sud gardait l’esprit et les mœurs que lui a donnés l’esclavage des Africains. Les véritables victoires sont celles qui modifient la société méridionale dans son principe en remplaçant le travail servile par le travail des hommes libres ; ce sont les décrets d’émancipation, les votes d’affranchissement, le transfert des propriétés aux mains