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l’ignorance aime à s’excuser et à se justifier. C’est une volupté délicieuse que de sentir cette main sûre d’elle-même se porter sur votre cœur et aller droit à la fibre précise qu’elle veut et qu’elle doit faire vibrer à travers les obscurités de la nature et le labyrinthe inextricable du réseau nerveux de la sensibilité. Elle ne fait pas le siège de votre cœur, elle n’essaie pas de le contraindre par des alarmes grossières ou de le surprendre par des ruses indiscrètes et malséantes : elle le touche légèrement, et soudain le rire éclate franc et spontané, et les larmes jaillissent en abondance des yeux heureux de les répandre. Vous voulez savoir la différence du génie au talent, écoutez avec quelle sonorité votre rire éclate et regardez de quelle manière vos larmes ont coulé.

Ce n’est pas assez de dire que le génie est un don de la nature ; il serait plus exact de dire qu’il est la nature dans l’âme humaine. Leurs moyens de conservation et de renouvellement sont les mêmes, le secret de leurs éternelles métempsycoses est le même. C’est ainsi qu’il n’y a pas de vrai génie qui ne possède cette faculté d’absorption et d’assimilation par laquelle la nature transforme tout ce qui tombe dans son vaste sein. Or personne de notre temps ne possède cette faculté au même degré que Mme Sand. Sous ce rapport, elle est comparable à une riche terre pleine de sucs généreux, qui réalise à toute heure le miracle du grain de sénevé. Tout atome de matière qui tombe en elle produit un arbre magnifique, tout germe y fait éclore une plante. Anecdotes, impressions de lectures, souvenirs, observations morales, combinaisons fantasques et passagères d’une rêverie en apparence sans objet, tout cela, échauffé par sa puissante imagination, s’ouvre, se développe, grandit, et se transforme en œuvres éloquentes et pathétiques, sans qu’elle-même le plus souvent puisse dire comment ce miracle de l’assimilation s’est opéré, car le génie est un alchimiste inconscient comme la nature, et il crée et engendre en ignorant les lois de sa propre fécondité. Quelquefois le lecteur clairvoyant et subtil parvient à surprendre les germes de ces œuvres qui se dérobent la plupart du temps à ses regards, et alors son étonnement est extrême en voyant combien ils sont imperceptibles et en apparence stériles. Ce roman est né d’une rêverie passagère que vous auriez chassée de votre esprit avec dédain, ce drame est né d’une impression de lecture qu’une impression nouvelle aurait bien vite effacée de votre imagination. Pour nous, il n’est pas douteux que Leone Leoni, par exemple, soit né d’une lecture de Manon Lescaut, que le charmant Teverino soit sorti des rêveries qui ont suivi la lecture de Wilhelm Meisler, que la Mare au Diable et toute la série des petits romans champêtres soient issus d’un enthousiasme passager pour le style du bon Amyot du de tel autre conteur français. Comment ces œuvres sont-elles sorties