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la veille leur répondaient des progrès du lendemain ; tant que l’île avait été livrée à elle-même et que les Grecs crétois n’avaient eu en face d’eux, comme en un champ clos, que les Turcs indigènes, les Grecs n’avaient-ils pas pris sur leurs adversaires une supériorité marquée ? N’avait-il pas fallu, pour reconquérir l’île déjà presque affranchie de ses oppresseurs, que le pacha d’Égypte, dont la puissance était alors irrésistible, intervînt avec une armée nombreuse et disciplinée ? L’Europe avait bien paru abandonner la Crète, elle avait pu même la remettre aux mains de la Porte ; mais ce n’avait pas été sans stipuler en sa faveur certaines conditions qu’elle tiendrait sans doute à faire observer. On n’était plus au temps où le pacha de La Canée faisait impunément, comme en 1765, abattre et fouler aux pieds le pavillon d’une grande nation européenne, pendant que le consul lui-même était traîné devant lui et traité par son ordre avec le dernier mépris. Tout était bien changé : de brillantes escadres promenaient dans les mers du Levant le drapeau des puissances qui avaient détruit à Navarin la flotte égyptienne et forcé la Turquie à reconnaître le royaume de Grèce. Désormais, partout où ces puissances auraient un agent, les raïas se sentiraient protégés, les Turcs surveillés et contenus. Dans la capitale le sultan et ses vizirs, dans les provinces les pachas, caïmacams et mudirs trouveraient toujours en tiers, entre eux et les raïas, ici les ambassadeurs, là les consuls.

Cette situation, les Grecs, avec leur vif esprit et leur subtile pénétration, en avaient saisi tout d’abord les avantages, et les Turcs eux-mêmes, quoiqu’ils eussent l’intelligence plus lente et qu’ils fussent moins au courant des choses de l’Occident, soupçonnaient confusément que l’ancien régime ne pouvait se recommencer, que les pays mêmes qui leur faisaient retour, ils ne les possédaient plus au même titre qu’avant l’insurrection. Les Turcs crétois surtout étaient profondément découragés ; ils se souvenaient des rudes échecs que leur avaient infligés leurs compatriotes ; ils se voyaient diminués de nombre, appauvris, affaiblis de tout point. De beaucoup de familles, il ne restait que des enfans ou des vieillards : pendant tout le temps que les musulmans avaient passé captifs dans les places fortes, leurs domaines étaient restés incultes ; quand la fin de la lutte leur permit de rentrer chez eux, ils trouvèrent leurs champs couverts de broussailles et leurs oliviers arrachés. L’argent et les bras leur manquaient également pour remettre ces terres en valeur ; beaucoup d’entre eux s’empressèrent alors de les céder à vil prix, pour un peu d’argent comptant, à ceux des chrétiens qui.se trouvaient avoir quelque petit capital disponible. Quant à forcer les raïas, comme on l’avait souvent fait autrefois, à travailler sans salaire pour le compte