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Dans les récits que me faisaient volontiers de ces coups de main et de ces rencontres tant d’acteurs survivans, je remarquai bien des traits d’un caractère tout antique, et qui, sous leur forme originale et naïve, me rappelaient à chaque instant Homère et Hérodote, la guerre de Troie et la guerre médique. C’était par exemple la manière dont on parlait des chefs, les qualités par lesquelles ils se recommandaient, et dont le souvenir est resté vivant dans la tradition populaire. L’un se faisait reconnaître de loin à sa haute stature et dépassait de toute la tête ceux qui combattaient sous ses ordres ; tel autre, chasseur renommé, était plus rapide à la course que tous les montagnards de Sfakia, et la chanson célébrait l’agilité de ce nouvel Achille aux pieds légers, un troisième se distinguait par la sonorité de sa voix claire et perçante, qui retentissait au loin dans la montagne pour presser la marche des traînards, et qui, sur le champ de bataille, dominait le bruit de la mousqueterie. Ainsi, devant Troie, « Stentor, au grand cœur et à la voix d’airain, criait à lui seul aussi haut que cinquante hommes réunis. » Dans ces luttes quotidiennes entre gens qui se connaissaient tous et parlaient la même langue, entre habitans du même district et souvent du même village, se croisaient, quand on se retrouvait en présence les armes à la main, des apostrophes et des défis semblables à ceux qu’échangent les héros d’Homère. C’est, le jour où il devait tomber frappé par une balle chrétienne, un chef musulman, Ali-Ghlemedi, qui, voyant les Grecs s’enfuir devant lui, les interpelle ainsi : « Arrêtez-vous donc ! Lâches, où fuyez-vous ? Arrêtez-vous, que je vous montre comment combattent les hommes de cœur ! » C’est le capitaine grec Anagnostis qui lui répond, en termes que la tradition a conservés parce qu’ils contenaient, comme les dernières paroles de Patrocle mourant, une prédiction bientôt réalisée : « Tu es sorti aujourd’hui, Ali-Aga, pour combattre ; j’espère pourtant de Dieu qu’il ne te laissera pas rentrer chez toi, que ta mère ne te reverra point vivant, et que le jour d’aujourd’hui sera l’on dernier jour. » Un autre chef chrétien, Antoine Melidoni, avait, dans la première année de la guerre, fait de tels prodiges d’énergie et d’activité que le pacha de