Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moindre péché en égorgeant de sang-froid leurs captives qu’en se laissant séduire par des lèvres et des yeux que n’avait point touchés l’eau du baptême. On éprouve une vive surprise, mêlée de quelque humiliation, à retrouver ainsi tout près de nous, dans notre siècle et chez un peuple chrétien, puissans encore et meurtriers, des préjugés aussi barbares, tout semblables à ceux qui, il y a près de deux mille ans, arrachaient à la grande âme de Lucrèce ce cri de douloureuse indignation :

Tantum relligio potuit auadere malorum !

Tout odieux et révoltant que nous en paraisse l’effet, ils étaient sincères, on n’en saurait douter, ces étranges scrupules de conscience qui firent tant de victimes. Un autre fait", qu’on nous attesta de divers côtés, prouvé encore quelle forte prise avait le sentiment religieux sur ces vives imaginations dirigées et excitées par un clergé ignorant et fanatique. Quand s’engagea la guerre sainte, la plupart des chrétiens firent vœu de ne point approcher de leurs femmes que la lutte ne fût terminée, que les Turcs ne fussent chassés de l’île. Par ce sacrifice, par cette renonciation volontaire à des droits qu’ils tenaient de la main même du prêtre, ils pensaient se rendre propice le Dieu des armées et l’intéresser davantage à combattre pour eux. Presque tous tinrent leur serment, assure-t-on, pendant les quelques mois d’été et d’automne que dura la première campagne. L’hiver vint sans que des résultats décisifs eussent été atteints ; alors seulement, quand il fut bien certain que les hostilités se prolongeraient et dureraient peut-être, encore des années, Sfakiotes et Séliniotes, ramenés et retenus à leurs villages par le mauvais temps, oublièrent l’un après l’autre leur résolution ; mais aussi longtemps que les Grecs restèrent fidèles à leur vœu, la contrainte qu’ils s’imposaient, venant s’ajouter à cette soif de vengeance qui les dévorait, ne dut pas peu contribuer à passionner la lutte dès le début, à la rendre plus meurtrière et plus implacable qu’elle ne l’était ailleurs. Exaltés par l’abstinence même, fermant leur âme à toute tendresse, transportés par la voix de leurs prêtres, qui eux aussi avaient pris le fusil et marchaient au premier rang, ces farouches croisés n’étaient point apaisés et désarmés par la victoire ; pour calmer la fièvre de leur sang et détendre leurs nerfs surexcités, il leur fallait, après les émotions du combat, le délire et les emportemens du massacre[1].

  1. J’ai eu l’occasion d’observer chez les brigands de la Roumélie des croyances analogues à celles qui avaient inspiré aux Sfakiotes leur vœu d’abstinence. J’étais en Grèce en 1855 et 1850, quand le brigandage prit, à la suite des insurrections manquées d’Épire et de Thessalie, un tel développement que la France et l’Angleterre songèrent un moment à se substituer au gouvernement grec et à occuper tout le royaume. Il n’était pas d’atrocités devant lesquelles reculassent Davelis et sa bande ; mais il était à peu près sans exemple qu’ils abusassent des jeunes filles et des femmes qui tombaient entre leurs mains. Si on refusait de les racheter au prix qu’avait fixé le chef, les misérables les faisaient périr, quelquefois dans d’affreux tourmens, mais jamais ils ne les déshonoraient. Ils étaient convaincus, me disaient les soldats chargés de les poursuivre et dont quelques-uns avaient fait jadis le même métier, que tout brigand qui aurait fait. violence a une femme serait infailliblement tué à la première rencontre. Les exemples ne manquaient pas pour prouver que ce n’était point là une superstition vaine, et que le châtiment suivait de près la faute.