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comprendre leur langue et s’intéresser à leurs ressentimens, à leurs luttes, à leurs souffrances. Dans les villages de la Riza, on se souvient d’avoir, en 1821, après que les musulmans eurent été mis en déroute dans le défilé de Krapi, chassé sur les montagnes, « comme des chèvres sauvages, » les pauvres fuyards qui s’étaient jetés de côté et d’autre dans les taillis, et qui, ne marchant que la nuit, cherchaient à gagner Retymo. Quelques-uns, domptés par la faim et par la soif, plus fortes que la peur, finissaient par entrer dans un village, et, se jetant aux pieds du premier Grec qu’ils rencontraient, lui demandaient la vie et une goutte d’eau. On croira peut-être que la pitié prenait le vainqueur en voyant à ses genoux son ennemi désarmé et à demi mort. C’est mal connaître les Sfakiotes et tout ce qu’avaient amassé de haine et de colère dans le cœur des chrétiens de l’île les atrocités dont ils avaient été les victimes depuis deux siècles. Le chrétien, s’il avait à sa ceinture un pistolet, reculait d’un pas en se dégageait de ces mains tremblantes qui voulaient s’attacher à lui, répondait aux prières par quelque sarcasme, cassait la tête au malheureux, et abandonnait son corps aux vautours. Quelques jours après la bataille, me racontait-on, un Turc entra vers midi dans un village sfakiote. Il était épuisé de fatigue et de besoin, mais encore armé. C’était vers midi, et tous les hommes étaient aux champs. Les femmes, qui se trouvaient seules à la maison, firent bon accueil au fugitif, parurent touchées de sa misère, lui apportèrent à boire et à manger, et promirent de lui sauver la vie. Reconnaissant et un peu rassuré, il céda au sommeil et s’endormit sur un tapis. Dès qu’elles le virent privé de sentiment et immobile, après lui avoir enlevé doucement ses armes elles le tuèrent à coups de hache.

Les femmes mêmes, les Grecs ne craignent point de l’avouer, n’étaient pas épargnées. Au moins pendant la première année de la lutte, avant que les deux partis, voyant leurs succès se balancer et la guerre se perpétuer, n’eussent eu l’idée de prendre des gages et de conserver leurs prisonniers pour les échanger, les chrétiens mettaient à mort sur-le-champ toutes les musulmanes qui leur tombaient entre les mains. Chose singulière, en versant tout ce sang innocent, c’est un devoir religieux qu’ils prétendaient accomplir ! S’ils agissaient ainsi, me répétaient plusieurs d’entre eux, c’était, comme autrefois les Israélites, pour épargner des tentations et des chutes aux soldats de la bonne cause[1]. Il leur semblait commettre un

  1. Les choses s’étaient passées de même quand, au Xe siècle, les troupes byzantines reconquirent la Crète sur les Arabes et en reprirent la capitale. Il y eut à Candie un massacre général des habitans, sans distinction d’âge ni de sexe, et le poète chrétien Theodosius Diaconus, qui nous raconte ces événemens, loue l’empereur d’avoir ordonné ce massacre et d’avoir empêché ainsi les vainqueurs d’user, à l’égard des femmes, des droits de la guerre. « Autrement, dit-il, l’auguste sacrement du baptême aurait été profané par le contact de Allés non baptisées, et toute l’on armée eût été souillée. »