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Sfakiotes réussirent d’abord ; ils se répandirent dans la plaine, pillèrent beaucoup, tuèrent un certain nombre de Turcs, et réduisirent les autres à s’enfermer dans les places fortes. Ce fut alors que maître Jean fit un voyage à Paros pour se concerter avec Orlof, et lui demander une coopération active, une attaque sur l’une des forteresses de l’île. Orlof, qui avait l’ambition d’un grand rôle, mais qui n’en avait pas le génie, ne sut rien comprendre, et ne voulut rien faire ; il attendit, et pendant qu’il se donnait de grands airs et qu’il tranchait du souverain, la Morée fut reconquise à l’aide de la soldatesque albanaise. La partie était perdue ; partout en Crète les raïas étaient restés tranquilles : Sfakia seul était en armes. Les pachas rassemblèrent des troupes et marchèrent avec des forces imposantes contre les Sfakiotes. Ceux-ci étaient divisés ; les uns voulaient se soumettre, les autres résister ; pendant qu’on discutait, les Turcs franchirent les défilés, ravagèrent et incendièrent les villages d’Askyfo et d’Anopolis, et ne se retirèrent qu’en emmenant de nombreux prisonniers et un riche butin. Maître Jean n’avait cessé de conduire la résistance ; mais, mal secondé, il fut partout battu et repoussé, son frère même tomba aux mains des Turcs. Ceux-ci, malgré leur succès, ne regardaient point la rébellion comme supprimée tant qu’ils n’en auraient point le chef entre les mains. De Megalo-Kastro, le pacha fit porter à maître Jean des paroles de pardon et de réconciliation, en l’engageant à venir le trouver pour faire sa paix et rentrer en grâce. Pour mieux assurer l’effet de ces promesses trompeuses, on força par des menaces de mort le frère du chef à lui écrire une lettre où il se portait garant de la bonne foi du pacha et pressait maître Jean de céder. Tout en se conformant aux ordres de celui dont un signe pouvait faire tomber sa tête, le rusé Sfakiote trouva moyen de donner un avertissement à son frère. Au bas de sa missive, il écrivit trois fois la lettre μ, dans un endroit où, sans frapper les yeux, elle pouvait, avec un peu d’attention, être aisément distinguée. Cette lettre signifiait dans sa pensée μή (έρθης), μή, μή, « ne viens pas, ne viens pas, ne viens pas. » Il espérait que son frère comprendrait ce langage, resterait dans la montagne, et se déroberait à la mort qui l’attendait ; mais celui-ci, las du rôle qu’il jouait et des maux qu’il attirait sur son pays, conseillé d’ailleurs par de faux amis vendus au pacha, n’examina point la dépêche, s’empressa d’accepter ce qu’on lui proposait, et donna tête baissée dans le piège. On l’accueillit d’abord avec beaucoup d’amitié et d’honneurs ; puis, dès qu’on fut sûr de le bien tenir, on changea de ton : il fut pendu à Candie comme brigand, et l’île entière retomba sous un joug plus dur que jamais. Les Sfakiotes furent pour la première fois soumis au haratch, humiliation qu’ils ressentirent vivement et dont ils jurèrent de.se venger dès que l’occasion