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trouvait pas à brûler sa poudre dans ces querelles de famille et, de voisinage, il faisait quelque expédition nocturne dans les campagnes voisines des Monts-Blancs, il allait enlever des femmes, de l’argent ou des troupeaux. Pour se soustraire à ces déprédations, il arrivait souvent que des chrétiens ou des mahométans du bas pays concluaient une sorte de traité avec les plus redoutés des chefs sfakiotes ; ils leur donnaient, à titre de prime d’assurance contre le brigandage, un mouton par dix que comptait le troupeau, et, ce tribut une fois payé, le Sfakiote, se chargeait de veiller lui-même sur les biens de ceux qu’il appelait désormais avec orgueil ses sujets, ses raïas, un châtiment terrible attendait quiconque eût osé leur dérober un agneau.

Malheureusement pour les Sfakiotes, qui ne s’étaient jamais sentis plus aguerris et plus fiers que dans le courant du siècle dernier, ils furent entraînés dans la désastreuse insurrection de 1770. Cette entreprise, provoquée par l’inquiète ambition de l’impératrice Catherine, pompeusement annoncée à l’Occident et brillamment commencée, ne devait aboutir, grâce à la sotte présomption d’Alexis Orlof, qu’à d’humilians échecs et à une lamentable effusion de sang chrétien. La révolte fut décidée et conduite dans l’île de Crète par un certain maître Jean (daskalos Iannis), dont le nom et le souvenir se sont conservés dans un chant populaire que j’écrivis à Sfakia même sous la dictée des vieilles femmes. Maître Jean devait sans doute le titre que lui donne la tradition à quelque supériorité intellectuelle qu’il aurait acquise je ne sais où ; peut-être avait-il, dans sa jeunesse, voyagé hors de l’île. Quoi qu’il en soit, c’était le plus riche propriétaire de Sfakia ; il semble avoir eu une tête politique, capable de former de vastes plans ou du moins de les comprendre et d’en poursuivre l’exécution avec patience et résolution. Il voulait, comme dit le poème populaire qui perpétue sa mémoire, rétablir la nationalité hellénique, tin Romiosynin :


À chaque Pâques, à chaque fête de Noël, il mettait son chapeau — et il disait au protopappas : « J’amènerai le Russe. » — « Maître Jean de Sfakia, silence ! Il ne nous convient pas de parler ainsi. — Si le sultan vous entendait, il nous enverrait des Turcs. » — « Qu’il envoie son armée, et toute sa flotte ! — Sfakia a des hommes de cœur, de vrais pallikares ; — qu’il envoie son armée avec tous ses étendards ! — Sfakia a des hommes de cœur, aussi nombreux que les ramiers de ses bois. »


Aussi, dès que l’apparition de la flotte russe et les premiers succès de l’insurrection de Morée furent connus en Crète, maître Jean souleva Sfakia. Il était en relations, depuis plusieurs années déjà, avec Benaki, le primat messénien, et avec les chefs maïnotes ; des armes et des munitions avaient été amassées de longue main. Les