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recueilli beaucoup de détails curieux sur la guerre de l’indépendance et sur les tristes années qui ont précédé l’insurrection. La maison de campagne qu’habitait à Khalepa, près de La Canée, le chef de cette famille appartenait, il y a une cinquantaine d’années, à un bey fort riche, vrai seigneur du pays. Comme presque tous les Turcs crétois, celui-ci buvait du vin, et souvent, pour arriver plus vite à l’ivresse, de l’eau-de-vie. Assez bon diable, dit-on, tant qu’il était à jeun, il n’était rien, une fois ivre, qu’il ne se permît et qu’il n’osât. Un jour, après boire, il apprend qu’une chrétienne, une des plus jolies filles du pays, devait, le lendemain même, épouser un jeune Grec, le plus agile, le plus fort, le plus élégant des garçons du village. Il envoie aussitôt deux de ses serviteurs chercher la fiancée et son père : « c’était, disait-il, pour les féliciter du mariage qui se préparait. » Il fallut bien obéir ; le fiancé, qui serait peut-être intervenu, était allé à la ville pour ses cadeaux de noce. Les pauvres diables arrivent donc tout tremblans ; le bey les fait approcher, et adresse à la jeune fille des complimens grossiers, dont chaque mot est une insulte. Malheureusement pour elle, sa frayeur, sa honte, la rougeur qui monte à ses joues, ne font que la rendre plus belle encore ; enflammé de luxure, le maître ordonne aux bandits qui lui servent de valets d’emmener le père et de le laisser seul avec la fille. On entraîne donc le vieillard, qui se débat en vain entre les bras robustes d’une demi-douzaine de Turcs ; on le jette dehors roué de coups et plus mort que vif. Quand le bey a satisfait son caprice et déshonoré la jeune Grecque, il monte à cheval pour prendre l’air et dissiper les fumées du vin ; suivi de ses coupe-jarrets, il s’élance au galop sur la route qui de Khalepa mène à La Canée. En chemin, il rencontre le fiancé, qui, ne sachant encore rien de tout ce qui s’était passé, revenait tranquillement avec les présens destinés à sa future. Aussitôt il fond sur lui, et, tirant un pistolet, il le décharge à bout portant sur le jeune homme, qui tombe mort à ses pieds. Ces crimes, est-il besoin de le dire ? restèrent impunis ; c’étaient là jeux de prince, et les maîtres du pays, aux mains de qui étaient les tribunaux et la justice, ne songeaient pas à s’indigner pour si peu. Ce misérable ne fut tué que plusieurs années après, dans la guerre de l’indépendance.

Voici une autre anecdote que je tiens aussi de bonne source. Il existe encore dans l’île de Crète bien des vieillards qui ont vu ces choses, et qui, on le comprend, ne les ont ni oubliées, ni pardonnées. Il y avait à La Canée, vers le commencement de ce siècle, un chrétien, boulanger de son état, renommé pour son talent à faire je ne sais quel gâteau du pays. On parlait beaucoup aussi de la beauté de sa femme, très vantée parmi les Grecs ; mais aucun Turc n’avait pu l’apercevoir : par prudence, comme presque toutes les