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tête en méchant grec toute sorte de folies. Pas un n’a voyagé, pas un ne connaît sa langue et n’a le désir de l’apprendre. Si l’on veut causer ici raisonnablement, si l’on veut parler turc, c’est encore à un Grec qu’il faut s’adresser. »

Quoique les vrais Turcs se refusassent à reconnaître des frères dans ces musulmans improvisés qui faisaient si bon marché du Coran, quoique le sang grec coulât ainsi dans les veines du plus grand nombre de ceux qui se paraient, il y a cent ans, du nom de Turcs, nulle part les dominateurs musulmans ne furent pour les chrétiens plus insolens et plus cruels que dans l’île de Crète. Aucun chrétien n’était maître ni de sa terre, ni de sa maison, ni de sa femme et de ses filles. Il suffisait, pour lui ravir tout ce qui fait aimer la vie, du caprice d’un mahométan. Tous les Turcs que contenait l’île étaient inscrits dans l’un des quatre régimens de janissaires qui résidaient en Crète, et, grâce à ce titre, ils foulaient aux pieds toute justice et tout droit, ils bravaient effrontément toute autorité. Dans le cours du siècle dernier, le sultan, auquel on désobéissait partout, n’était nulle part moins obéi qu’en Crète. Plusieurs fois, révoltés contre le pacha que la Porte leur avait envoyé, les Turcs candiotes forcèrent Constantinople à reconnaître le chef qu’ils s’étaient donné, à sanctionner par un firman le choix des rebelles. Il était donc impossible aux gouverneurs de rien tenter avec quelque suite et avec quelque succès pour défendre contre des agressions chaque jour plus brutales la vie et la propriété des chrétiens, pour relever l’agriculture et le commerce, que l’absence de tout ordre et de toute sécurité faisait d’année en année tomber et décroître lentement.

Dans la cruauté avec laquelle les nouveaux musulmans avaient commencé tout d’abord à traiter ceux qui, la veille encore, étaient leurs frères, il entrait sans doute beaucoup de cette haine que les renégats témoignent presque toujours à la religion qu’ils ont quittée et à ceux qui continuent de la professer. La persévérance de tant de chrétiens à rester fermes dans leur foi, malgré tout ce qu’elle leur attirait de souffrances, était pour ces transfuges un amer et continuel reproche. Ils s’en vengeaient en accablant les chrétiens d’humiliations et d’injures. Ce même remords, il est vrai, ne tourmentait plus les fils de ceux qui avaient fait défection ; mais l’habitude était prise, et l’habitude du mal s’acquiert moins aisément, comme elle se perd moins vite, que celle du bien.

Il est difficile d’imaginer à quels excès s’emportait communément cette fantasque et violente tyrannie partout où elle n’était point retenue, comme dans les districts montagneux de l’intérieur, par la crainte des muettes embuscades et des nocturnes vengeances. On en jugera par quelques anecdotes que j’entendais raconter dans une famille française fixée depuis longtemps en Crète, et qui avait