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voyait ses affaires en fort mauvais train. Entre lui et la misère, — la misère absolue, la ruine complète, — il n’y avait plus que l’épaisseur de quelques cartes biseautées. Un soir, au kursaal d’Ems, il se trouva placé en face de la tante Maria, qui perdait et perdait encore, tandis qu’il gagnait et gagnait toujours. Plus d’une fois il voulut se lever ; mais avec un accent à la fois impérieux et ironique elle le sommait de rester en place. À la fin, complètement exaspérée par les constantes rigueurs du sort, elle se leva soudain et l’accabla des plus cruelles injures qu’un homme ait jamais dû écouter de sang-froid. « Sa commission, il la lui devait, criait-elle ; pendant des années entières, il n’avait vécu que de ses dons ; il la trahissait maintenant, et pour comble d’ingratitude il la rendait victime de ses tours de passe-passe… » A peine donnons-nous une faible idée de cette virulente apostrophe qui, accompagnée de gestes d’énergumène, mit en fuite les joueurs timides. Les autres déclarèrent à l’unanimité, fidèles échos du capitaine, que « la vieille Anglaisé était décidément folle, et qu’il fallait l’expulser sans retard, » ce qui fut fait malgré ses cris et sa résistance.

Le capitaine n’en était pas moins perdu dans l’opinion, et, vu l’état de son esprit, ce coup de massue devait l’achever. Il rentra chez lui, écrivit quelques lignes à son ami Jackson, et se coupa la gorge avec une résolution stoïque, tout à fait digne de l’armée anglo-indienne. Eleanor quitta Ems trois jours après, emmenant avec elle dans une voiture à part la tante Maria, revêtue d’une camisole de force et gardée à vue par deux paysannes robustes. Le bonheur voulut qu’une fois revenue en Angleterre on pût la placer à Esher, dans la villa jadis habitée par M. Hilton, villa transformée récemment en un asile d’aliénés, mais où la malheureuse femme, dupe de ses illusions et de ses souvenirs, se croyait toujours chez elle.


XVIII

Je voudrais rencontrer un poète assez hardi pour inscrire en tête d’une ode quelconque ce vers sublime : La pomme de terre a manqué !… Jamais en moins de mots n’auraient été résumées plus de craintes, d’angoisses et de souffrances. Les Hébrides en général, — l’île de Ronaldsay en particulier, — subirent deux années de suite, en 1845 et 1846, les horreurs de cette disette. Je ne veux pas, après tant d’autres, insister sur de poignans détails ; mais Gil Macdonald, moins discret que moi, n’avait rien omis dans les récits qu’il faisait à Austin de la profonde misère qui décimait ses compatriotes et du terrible hiver qu’ils venaient de passer. L’île appartenait à un brave homme ; malheureusement « le Mac-Tavish, »