Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/358

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grand événement de cette époque agitée. Il se rassit ; pensant à la colère du duc de Wellington contre le renégat qui allait faire crouler la solide forteresse du protectionisme et provoquer l’adoption du fameux bill sur le retrait des lois céréales… Bref, il était en pleine politique lorsqu’il fut rappelé à lui-même (en rougissant un peu de sa distraction) par un doigt mignon qui lui montrait sur le prayer-book ouvert entre les deux jeunes gens le passage de la litanie que le prêtre entonnait à ce moment-là même : « Qu’il te plaise sauver de tout péril celui qui voyage par terre et par mer, les femmes en travail, les infirmes et les petits en bas âge ! Qu’il te plaise manifester ta miséricorde à tous les prisonniers et captifs !… » Cette formule, apprise par cœur dès l’enfance, il ne se doutait pas qu’elle pût jamais le concerner directement, et dès qu’Eleanor eut retiré le doigt, dès qu’il ne sentit plus sur son bras la légère pression de la main qu’elle y avait posée, il retomba dans sa distraction première. L’image qui lui revint à l’esprit fut celle de lord Charles Barty cédant au transport d’indignation qu’avaient provoqué chez lui les terribles révélations de ces femmes du Wiltshire, obligées par la disette à nourrir leurs enfans de plantes réputées vénéneuses. Devant ce fait énorme, le nouveau membre de la chambre des communes avait littéralement rugi de colère, appelant la malédiction du ciel sur les défenseurs du monopole, ces « mangeurs de peuple, » ces « buveurs de sang humain. » Eleanor ne pensait ni aux paysannes du Wiltshire ni aux harangues du duc de Richmond ou de M. Miles, les champions de « l’intérêt agricole. » Appuyée à l’épaule de son fiancé, cela seul la calmait et lui rendait la joie. Encore triste, elle se sentait heureuse. Elle n’aurait pas mieux demandé que de rester ainsi toujours, de s’envoler ainsi vers Dieu dans le calme de l’extase aimante… Le service finit cependant. Il fallut se lever et reprendre son fardeau. — Mon Eleanor me semble bien fatiguée et bien soucieuse, lui dit Austin quand ils furent sortis de l’antique chapelle.

— En effet ; je me sens un peu abattue,… mais cela passe, et demain il n’y paraîtra plus.

— Pourrai-je venir dans la matinée ?

— Non, pas demain… Demain est un jour de pénitence… Vous vous êtes moqué de ma rigidité, cher Austin,… mais je fais pénitence une fois par mois.

— Peut-on savoir en quoi cela consiste ? demanda-t-il, essayant une innocente plaisanterie.

— Un pèlerinage, et c’est tout.

— Où donc ?

— Je ne suis pas libre de vous le dire, et du reste il vous est interdit de me suivre.