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une domination qu’Austin ne pouvait s’expliquer. Il ne comprenait pas cette patience infatigable, cette douceur à toute épreuve que la jeune fille opposait aux éternelles récriminations, aux durs reproches, aux insistances agressives de cette insupportable parente. Il ne comprenait pas non plus qu’Eleanor se condamnât à subir les assiduités du capitaine Hertford, assiduités qui la gênaient évidemment, mais contre lesquelles protestaient seuls sa physionomie résignée, ses airs de découragement et d’ennui. Une délicatesse chevaleresque lui imposait à cet égard toute espèce de réserve. Il ne voulait ni paraître manquer de confiance, ni affecter une jalousie qui n’était pas dans son cœur. Comment douter de l’affection d’Eleanor, qui lui en prodiguait chaque jour, avec une candeur enfantine, les témoignages les moins équivoques ? Comment ne pas se fier à l’engagement qu’elle avait pris envers lui, et dont elle rappelait sans cesse le souvenir, tout en ajournant à des temps meilleurs la réalisation désirée ? En attendant, elle le recevait chaque jour et ne semblait vivre que pour lui.

Lord Charles Barty, qui venait d’entrer au parlement après une élection vivement disputée, et lord Edward Barty, un de ses cadets, étaient seuls en tiers dans cette douce et fraternelle intimité. Lord Edward était un beau jeune homme de dix-neuf ans, aveugle de naissance et doué par la nature des dispositions musicales les plus éminentes. Malheureusement il avait perdu, dès l’âge de quinze ans, une voix de premier ordre, déjà célèbre dans les salons de Londres. Depuis lors, incapable de jouer d’aucun instrument, mais toujours absorbé par le culte de son art favori, sa vie se passait à chercher l’occasion d’entendre ces harmonies sublimes dont il ne pouvait plus se faire l’interprète, La musique religieuse l’attirait surtout, et comme Eleanor portait volontiers au pied de l’autel le fardeau de ses tristesses intimes, de ses continuelles préoccupations, il lui arrivait souvent de choisir lord Edward pour compagnon de ses pieuses sorties. En les voyant passer au bras l’un de l’autre, on ne pouvait refuser une sympathie attristée à l’infirmité du jeune homme, au zèle inquiet, aux craintes sans cesse éveillées de celle qui le guidait ainsi, choisissant pour lui les routes les moins périlleuses et lui frayant passage parmi les rangs de la foule affairée. Ils allaient effectivement toujours à pied, marchaient d’ordinaire assez vite » et prenaient les parcs de préférence aux rues, afin d’éviter la rencontre des voitures. Il y avait sans doute là de quoi donner prise à des interprétations malveillantes ; mais la médisance la plus hardie reculait devant la grâce modeste et sérieuse, la tenue correcte et simple de cette nouvelle Antigone. Bien des gens d’ailleurs la connaissaient : on la savait fiancée au jeune Elliot, qu’on estimait fort heureux d’avoir su lui plaire. On avait vu la