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LE PÉCHÉ DE MADELEINE.

une figure dont l’aspect m’a saisie : des yeux agrandis outre mesure, une bouche sévère et douloureuse, un visage aminci, dont les contours se confondaient avec les linges blancs de sa coiffe. Où donc avais-je autrefois rencontré cette femme ? Elle était vêtue de l’habit des pénitentes : comment ne l’avais-je pas vue déjà dans la maison ?…

Par un brusque mouvement de curiosité, je me suis retournée ; le pâle fantôme s’est retourné comme moi.

Je n’ai pu retenir un sourire. — Quoi ! c’est vous, Madeleine ? Qu’avez-vous fait de votre jeunesse et de votre beauté, pauvre fille ?

Ce visage oublié depuis dix ans, je l’ai regardé de nouveau : il ne semble plus appartenir à un être vivant. Personne au monde ne pourrait maintenant me reconnaître, — non, personne !…

Ai-je dit que le temps passait sans rien enlever ?

Il a tout emporté au contraire, sauf la douleur.


12 mai 18…

Si j’allais attendre leur arrivée au Havre ? Je suis libre : aucun vœu ne me retient. Je me cacherais pour les voir une dernière fois ; ils ne se douteront pas de ma présence, et, quand même ils passeraient tout près de moi, que pourrait leur dire ce visage foudroyé ? Pas un seulement ne tressaillerait en me coudoyant dans la foule. Il me semble les voir : mon oncle un peu courbé, un peu blanchi ; Louise toujours belle, avec ces formes un peu plus amples que la seconde jeunesse apporte aux femmes ; ces trois beaux enfans, avec des têtes d’anges… Et lui ?… Non, je n’irai pas !

Quand ils mettront le pied sur la terre de France, j’aborderai, moi, d’autres rivages…


13 mai 18…

Je ne quitte plus mon lit. On ne me laisse plus seule : il y a toujours une religieuse priant à mes côtés. Le chapelain est venu ce matin, il reviendra ce soir pour les dernières prières. C’est moi qui l’ai demandé…

Il y a une pensée qui m’obsède et que je ne peux chasser. Je voudrais savoir s’il m’a réellement aimée ! M’a-t-il aimée, hélas ! comme je l’aimais ? Mais qu’importe ?… Tout est fini : dors en paix, pauvre Madeleine !


P. Albane.