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un pont pour les contrebandiers entre la France et l’Angleterre ; mais, comme il arrive souvent en Cornouaille, ses projets furent déjoués par l’armée des esprits célestes, et, poursuivi, il laissa tomber toutes les pierres à l’entrée de Kynance Cove. Quelques-uns de ces rochers ne s’élèvent guère qu’à la surface de, la mer ; la place en est alors marquée par un cercle d’écume. D’autres tout au contraire se dressent hardiment et avec des reliefs singuliers au-dessus des flots courroucés qui les couvrent par instans d’une frange de neige, puis qui retombent en cascade sur la base noirâtre et polie de ces monolithes. Il y en a même qui, debout comme des colonnes, regardent la vague avec un air de défi et semblent lui dire : Tu ne monteras pas jusqu’à moi ! De toutes les merveilles de cette côte aux aspects sauvages, celles qui m’ont le plus frappé sont encore les cavernes.

Ces cavernes, dont quelques-unes plongent dans des précipices affreux et perpendiculaires, ont reçu des noms particuliers, tels que Pigeon’s hugo[1] (la caverne du pigeon), Raven’s hugo (la caverne du corbeau) et Devil’s frying pan (la poêle à frire du diable). Cette dernière est située près de Cadgwith, un petit village de pêcheurs abrité par de raides collines et ayant bien ce que les Anglais appellent un caractère romantique. Là je frétai une barque ; la mer était parfaitement calme, et nul batelier de Cadgwith ne voudrait s’aventurer tout près de ces côtes dangereuses par un temps douteux. Nous tournâmes d’abord le frying pan, qui, vu de la mer, présente à coup sûr des traits grandioses : dans la sombre masse des rochers s’ouvre une arche complètement évidée qui laisse passer la lumière du jour et sous laquelle volent des oiseaux de mer. Nous poursuivîmes notre voyage par eau jusqu’à Dolor hugo, dont le vrai nom est Dollah hugo (la caverne de Dollah). Celui de Dolor, qui a prévalu dans le langage vulgaire, tient peut-être au cachet de mélancolie farouche empreint sur la physionomie générale de cet antre, où les flots se précipitent jour et nuit comme des bêtes fauves. L’entrée est formée par des rochers plissés et d’une couleur magnifique, dont la voûte s’élève à une hauteur imposante. Cette entrée est d’abord assez large pour qu’un bateau à six rangs d’avirons puisse y passer ; mais elle se rétrécit bientôt, et l’extrémité se perd dans les ténèbres. Si loin que le regard puisse s’aventurer au fond de cette cave, l’eau s’élève et retombe avec un clapotement lugubre contre les rochers. J’étais comme perdu dans le mystère et la solennité de cette scène, quand je me sentis réveillé en sursaut par une explosion formidable. Le tonnerre tombant de la voûte

  1. Hugo est un vieux mot qui, dans la langue du pays, signifie caverne.