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Je n’eus pas la force de répondre ; cependant j’en trouvai encore pour obéir. J’appelai Louise, et la conduisis jusqu’au seuil de son appartement ; mais là une puissance invincible m’arrêta : je voulus qu’elle entrât seule dans ce royaume où seule elle devait régner, et que rien de moi n’y pût pénétrer, pas même le fugitif parfum de mon bouquet. Je l’embrassai et m’enfuis dans ma chambre, où je tombai sans connaissance.

La nuit, une maladie grave se déclara et me tint, pendant plusieurs semaines, plus près de la mort que de la vie ; j’eus presque constamment le délire, et dans mes rares instans lucides j’étais obsédée par la crainte d’avoir trahi mon secret ; mon oncle et Louise ne me quittaient guère : au sortir de mes crises, je les trouvais toujours près de moi, épiant les symptômes du mal. Deux ou trois fois aussi il me sembla voir Robert. Quand je revenais à moi, et que je rencontrais leurs yeux inquiets fixés sur les miens, loin de leur être reconnaissante, je m’irritais d’avoir tant de témoins des transports de mon esprit. La douleur, les larmes de ceux qui m’entouraient ne me touchaient pas : elles m’annonçaient le danger sans que j’en fusse émue ; je voyais la mort approcher sans éprouver ni plaisir ni regret. Au milieu des symptômes d’une dissolution prochaine, une seule idée me restait, c’est que j’aimais Robert et que je devais le taire éternellement.

La maladie diminua, mais la crainte d’avoir parlé dans mon délire m’était insupportable. J’interrogeai ceux qui m’entouraient ; j’observai surtout mon oncle et Louise, croyant toujours saisir sur leurs visages quelque expression inaccoutumée, quelque signe révélateur. Je recommençai sans fin mes investigations avec cette ténacité et ces ruses particulières aux monomanes. Ils ne comprenaient rien à ma singulière préoccupation, et me répondaient avec une complaisance infatigable, n’accusant que la fièvre du désordre de mes facultés. J’eus beau les interroger ensemble ou séparément, tourner et retourner leurs réponses, essayer mille manières de les surprendre : je ne découvris rien, et je finis peu à peu par me rassurer. Cette conviction hâta ma convalescence. Je me laissai aller enfin à la douceur de revivre, à cet incomparable état de bien-être que connaissent seuls ceux qui viennent d’échapper aux étreintes, de la mort. Aussitôt que je pus me lever, les médecins conseillèrent de me transporter à la campagne.

On était arrivé au mois de septembre. Ce fut par une belle et tiède journée que nous parUmes pour Ville-Ferny. Mon oncle, craignant pour moi la fatigue, ne voulut pas que nous prissions le chemin de fer, et il me fit conduire avec Louise en calèche. Lui-même, retenu par des affaires, ne devait nous rejoindre que le lendemain ;