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devant un danger qu’on pressent et qu’on n’ose pas définir. Notre vie d’ailleurs coulait si doucement : les semaines succédaient aux semaines, sans que personne songeât à les compter. Mon oncle faisait préparer à petit bruit le second étage de l’hôtel, qu’il destinait au jeune ménage ; les apprêts du mariage se faisaient discrètement, on en parlait à demi-voix, comme si on eût craint d’effaroucher le bonheur en le nommant trop haut ; mais à tout moment d’involontaires allusions venaient rappeler à chacun la pensée de tous. Louise était radieuse, et moi j’aurais voulu éterniser cette paix enchantée.

II.

Un soir nous étions, ma cousine et moi, dans notre appartement, occupées à notre toilette : nous allions aux Italiens ; mais, tout animées par je ne sais quelles folies, nous avions laissé fuir l’heure sans y songer, et notre confusion fut grande quand mon oncle nous fit avertir qu’il nous attendait. Je m’enfuis dans ma chambre, et en peu d’instans je fus prête. Louise, moins prompte, plus coquette peut-être, était loin d’être aussi avancée. Je lui proposai de l’aider, mais elle refusa. — Envoie-moi Justine, dit-elle ; vite, vite ! et va faire prendre patience à ces messieurs.

Je descendis en fredonnant, et, après avoir averti la femme de chambre que Louise l’attendait, je traversai rapidement le premier salon et j’entrai dans le boudoir. À ma grande surprise, il n’y avait pas de lumière, et je pensai que mon oncle et Robert étaient restés à fumer dans la serre. J’entrai en tâtonnant, et, m’accoudant sur la cheminée, j’étendis le pied vers les tisons épars. J’étais là depuis un instant à peine, quand un bruit léger me fit tressaillir, et tout près de moi je vis une forme indécise se mouvoir dans l’obscurité, tandis qu’une voix, si basse que je la reconnus à peine, murmura ces mots :

— Madeleine, chère Madeleine, il faut que je vous parle ; il en est temps. Peut-être ai-je déjà trop tardé…

— Quoi ! c’est vous, Robert ? m’écriai-je après la première surprise ; vous m’avez vraiment fait peur. Que faites-vous donc là, dans l’ombre, comme un conspirateur ?

— Je pensais à vous, dit-il d’une voix sérieuse, et je crois en vérité que c’est Dieu même qui vous amène ici. Quand je vous ai vue venir vers moi tout à l’heure, comme si vous répondiez à mon secret appel, lorsque j’ai reconnu votre démarche souple et lente, ces grands yeux qui éclairent pour moi jusqu’aux ténèbres, je me suis dit que c’était l’heure de parler, et que toutes les incertitudes devaient cesser. Et pourtant, voyez comme je tremble, Madeleine… Mon Dieu ! n’avez-vous donc rien deviné ?… Si vous savez mon se-