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destinée qui est là, sous les traits de cet homme, et que dans un instant je vais le voir face à face !

— Que crains-tu ? lui répondis-je : n’es-tu pas libre ?

Pourtant je tremblais comme elle. Le mariage de Louise et de Robert Wall, résolu depuis si longtemps, annoncé à demi-voix à tous nos amis, avait à mes yeux l’autorité d’un fait accompli, et cependant Louise et Robert ne s’étaient jamais vus. Leurs pères, amis d’enfance et associés au début de leur carrière, avaient ensemble commencé leur fortune. Plus tard, à la suite de quelques revers, ils s’étaient séparés sans que leur amitié en ressentît nulle atteinte. M. Wall était allé s’établir à New-York avec son fils, alors âgé de quatre ans. Mon oncle, resté en France, lui rendit à plusieurs reprises, et malgré la distance, quelques-uns de ces services qu’une âme élevée ne saurait oublier. La naissance de Louise, qui coûta la vie à sa mère, créa entre mon oncle et M. Wall, veuf lui-même depuis quelques années, un nouveau lien, puissant et douloureux. La petite orpheline fut dès son premier jour, dans la pensée de ces deux hommes, la compagne prédestinée de Robert, et ce mariage qui devait fondre en une seule famille ces deux vies si pareillement éprouvées devint leur rêve, le but unique de leurs efforts. Louise et Robert apprirent à s’aimer en apprenant à vivre.

Les affaires toujours embarrassées de M. Wall le retinrent loin de France pendant de longues années, et lorsqu’enfin il se croyait libre de partir, la mort le surprit. Robert, obligé de faire face aux difficultés de cette lourde succession, dut rester plusieurs mois encore seul à New-York ; mais il ne perdait pas de vue le dernier vœu de son père, et dès que les obstacles furent aplanis, sa première pensée fut pour la France, pour sa jeune fiancée, pour cette famille inconnue qui l’attendait avec impatience.

Louise, habituée à entendre chaque jour parler de Robert, s’était insensiblement attachée à lui par tant de liens subtils et forts, qu’elle se fût sentie malheureuse et comme dépossédée de son bonheur, si on lui eût annoncé que ce mariage était impossible. Et pourtant une angoisse soudaine s’emparait d’elle au moment de voir Robert. — Qu’allait-il rester de son cher idéal ? Ce jeune homme, qui l’attendait tout près de là, était-il bien tel qu’elle l’avait rêvé ? Était-ce bien celui qu’elle aimait depuis si longtemps avec tant d’ignorance et de foi ? Elle était libre encore, il est vrai ; mais cette liberté, pouvait-elle en user ? Avait-elle réellement le pouvoir de répudier tout à coup tant de songes et d’espoirs qui formaient la trame même de sa vie ? Elle sentait confusément, et je sentais comme elle, que sa destinée lui avait échappé à son insu, et qu’il était bien tard pour tenter de la reprendre.