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qu’on y est habitué à vivre largement, que l’accumulation des capitaux s’y produit avec lenteur. Il compte, pour modifier cette situation, sur les effets de la crise pénible que la Russie traverse en ce moment ; la nation y puisera, dit-il, une leçon d’économie et de travail. Tels doivent être en effet partout les résultats de la liberté ; mais il faut que celle-ci ne se borne point à être inscrite sur le papier : il faut qu’elle vivifie les institutions, qu’elle épure les mœurs, qu’elle relève les âmes, qu’elle éclaire les intelligences. La liberté n’agit point avec une baguette magique, et ne dispense ni d’efforts ni de sacrifices. Elle se borne à briser les entraves, pour permettre à l’homme de conquérir la destinée dont il sait se rendre digne ; elle ne dispense ses bienfaits qu’à ceux qui savent secouer les tristes traditions de l’esclavage, l’indolence et l’apathie ; elle veut des cœurs énergiques et des bras robustes ; elle exige tout un ensemble de réformes dont la Russie possède à peine le germe. Si elle n’excite point à faire plus et mieux, le mal qu’elle prétend guérir s’aggrave encore. Le parallèle qu’on essaie d’établir entre les résultats de la révolution française et ceux de la mesure prise par l’empereur Alexandre II, et à laquelle nous avons été les premiers à rendre pleine justice, est donc entièrement inexact : 1789 n’a fait que traduire en droit le progrès accompli déjà dans les esprits. En Russie, l’émancipation doit seulement servir de point de départ au progrès ; elle n’a pas le pouvoir de tout changer du jour au lendemain.

Nous ne sommes pas de ceux qui refusent de croire à l’avenir de la nation russe ; mais il faut qu’elle accomplisse un long et pénible travail qui finira par la rendre plus forte et plus riche qu’elle ne l’a jamais été, à la condition toutefois de savoir faire face aux difficultés de l’époque de transition. Ces difficultés sont assez nombreuses pour que M. de Thoerner convienne lui-même avec nous qu’en présence des réformes intérieures qui s’y accomplissent, la Russie a besoin de la paix. Il va même plus loin, il montre comment, par suite de sa position, de l’étendue de ses frontières, de sa population clair-semée, la Russie ne saurait jouer un rôle agressif dans la politique européenne. « Dans toute lutte agressive, dit-il, elle serait nécessairement faible ; » mais les mêmes conditions seraient pour elle une cause de force et de puissance dans une guerre défensive conduite sur son propre terrain, et où ses intérêts nationaux seraient en jeu. C’est un ordre d’idées étranger à notre premier travail, et dans lequel nous ne voulons pas nous engager. Il ne nous en coûterait pas de dire que notre pensée se rapprocherait à cet égard de celle de M. de Thoerner, pourvu qu’on s’en tint à la lettre même des termes où il a posé la question, et que la Russie n’eût à défendre que le territoire qui lui est propre, sans contestation aucune.

Nous ne voulons pas abandonner l’écrit de M. de Thoerner sans ajouter que si, comme il le reconnaît, les faits et les données produits dans notre premier travail sont exacts (et comment ne le seraient-ils pas, puisque nous n’avons eu recours qu’aux sources officielles ?), nous n’avons rien passé sous silence de ce qui pouvait servir à une appréciation sincère. Pourquoi -le dissimuler ? Oui, c’est avec un sentiment de vive satisfaction qu’on arrive à reconnaître, non que le colosse devant lequel beaucoup s’inclinent