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traverse la place où ses amis se groupent autour de lui, il voit tomber à ses pieds un bouquet qu’une main invisible lui a jeté du haut d’une fenêtre. L’artiste ramasse le bouquet, et cherche du regard d’où peut lui venir ce témoignage de galanterie.

Après d’autres incidens sur lesquels il est inutile de s’arrêter, on voit arriver sur la place une troupe de bohémiennes commandées par une reine qui porte un masque en velours noir. Tout à coup elle aperçoit le jeune peintre occupé à reproduire les traits d’un pauvre vieillard qui mendie dans les rues. Curieuse comme le sont toutes les femmes, l’inconnue s’approche du peintre en lui disant : — Veux-tu faire mon portrait ? — Volontiers, répond l’artiste, pourvu que tu ôtes l’on masque. — C’est impossible. — Alors tu es laide, puisque tu crains de montrer ton visage. — Si tu veux absolument voir mes traits, réplique la ballerine, viens au rendez-vous que je vais te donner. Lorsque la nuit couvrira de ses ombres la belle Venise, tu suivras les gens que je t’enverrai, et que tu reconnaîtras à cette écharpe. — Et elle lui montre sa ceinture, qu’elle vient de détacher. Le peintre Donato va se trouver dans une position critique. Fils d’une famille honorable de bourgeois, il devait épouser sa cousine Marietta, à qui il était fiancé depuis son enfance. C’est entre ces deux femmes, Marietta et l’inconnue, que va s’engager une lutte violente qui est le nœud de la fable. Il nous suffira de dire qu’après une suite d’épisodes où la féerie intervient dans le jeu des passions d’une manière absurde, Donato finit par épouser sa cousine Marietta grâce au dévouement héroïque de la virtuose. Une scène charmante, et je dirai même touchante, est celle du bal masqué, à la fin du troisième acte. La danseuse Lucilla, touchée de la douleur de la pauvre Marietta, qui, par désespoir de se voir abandonnée par Donato, s’est jetée dans le canal, sacrifie son amour au bonheur de la jeune fille qu’elle vient de sauver. — Rassure-toi, mon enfant, lui dit-elle en la pressant contre son cœur, tu épouseras celui que tu aimes. — Mais, lui répond en sanglotant la jeune fiancée, peut-il m’aimer après vous ? — Il t’aimera, je le jure devant Dieu, — Voilà un mot bien éloquent pour une zingara. Quoi qu’il en soit, les deux femmes, déguisées avec le même costume et portant le même masque noir, se rendent au bal où doit se trouver Donato, à qui les deux rivales ont donné un rendez-vous particulier. Voilà le peintre au milieu de la foule, cherchant à reconnaître la personne chérie, et il s’approche d’un masque qu’il croit être Lucilla. Au moment où il prend la main de cette femme survient un masque tout à fait semblable, qui fait à Donato les mêmes signes d’intelligence. Ce jeu dure assez longtemps, et rien n’est plus comique que l’indécision du peintre, qui va de Charybde en Scylla, et qui ne sait à quel masque il doit promettre un amour éternel. Enfin, ceci est touchant, en embrassant, en étreignant contre son cœur tantôt l’une et tantôt l’autre de ces deux femmes, il sent tout à coup une émotion si profonde qu’il est persuadé que le masque qu’il tient pour le