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L’imagination a pourtant été encore beaucoup plus loin : les Anglais ont cherché dans ces derniers temps à éclairer par les noms propres certaines questions restées obscures dans l’étude des races humaines. La tendance est certainement excellente, mais il ne faudrait point en abuser. Miss Yonge, qui a publié récemment un livre très curieux sur l’histoire des noms de baptême[1], croit retrouver en Cornouaille des traces du commerce des anciens habitans avec la Phénicie, et ces traces sont les noms d’Annibal et de Zenobia qui se rencontrent fort souvent dans le comté. On pourrait faire à cette utopie plus d’une objection, et pourtant le hasard me mit en rapport avec un vieux pêcheur qui partageait tout à fait la même manière de voir. Comme l’âge avait brisé ses forces, il confiait le plus souvent à son fils aîné le soin de jeter les filets dans les eaux du cap. La première fois que je le rencontrai, c’était près de la Tanière du Lion, Lion’s den ; assis sur un débris de roche, il contemplait en silence la mer calme à ce moment-là, mais agitée jusque dans le repos, comme la conscience du juste. Sa femme, presque aussi vieille que lui, déclarait qu’il n’était plus bon qu’à conter des histoires. C’est pour entendre quelques-uns de ses récits, que je me rendis plusieurs fois dans sa maison. Cette dernière était une hutte bizarrement construite moitié en magnifiques pierres de serpentine, moitié en boue jaunâtre séchée au soleil et recouverte d’un toit de chaume. Le mur de pierre soutenait la partie de la maison exposée aux vents de mer, tandis que les autres pignons et la façade étaient bâtis en argile. Un bon feu de broussailles pétillait dans la cheminée pour faire bouillir le coquemar, kettle, et c’est au coin de ce feu que le brave pêcheur me raconta l’origine des habitans de la côte. C’était un fait authentique, ajoutait-il, et la preuve, c’est qu’il l’avait entendu raconter à son grand-père.

Une reine nommée Zénobie avait entrepris sur mer un long voyage pour voir par elle-même ces fameuses côtes de la Cornouaille qu’on lui avait représentées comme si riches en métaux. Venait-elle de Tyr ou de Sidon ? C’est à quoi le bon pêcheur ne pouvait répondre d’une manière bien précise : il y avait de cela si longtemps ! Quoi qu’il en soit, la mer qui baigne l’ouest de l’Angleterre était alors aussi mauvaise et aussi tempétueuse qu’elle l’est aujourd’hui. Le vaisseau sur lequel était la reine fit naufrage en se brisant contre les rochers. Sur ce dernier point, le pêcheur était beaucoup plus positif : il pouvait même, disait-il, indiquer la place. Tous les courtisans qui accompagnaient Zénobie furent noyés dans la mer, tandis que les matelots, qui étaient bons nageurs, réussirent à gagner

  1. History of Christian Names, 1863.