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plume, et il se serait contenu par l’exemple de Biancolelle[1], qui, pour s’être permis une critique insultante, fut condamné à ramer le reste de ses jours sur les galères de Marseille… Molière doit passer sans contredit pour l’auteur des meilleures pièces de théâtre que nous ayons aujourd’hui. Regnard est celui qui l’a suivi de plus près ; on doit regarder celui-ci comme le Plaute, et celui-là comme le Térence du théâtre français… On a introduit depuis peu sur ce théâtre un nouveau genre qu’on appelle le comique larmoyant, et qui voudrait tenir le milieu entre le tragique et le comique ; mais, comme ces sortes de pièces n’ont ni la force des tragédies ni l’enjouement des comédies, elles ne peuvent se soutenir longtemps. Je souhaiterais quelques réformes à la scène française. Je voudrais qu’on écartât cette quantité prodigieuse d’aventures romanesques, si rebattues et si ennuyeuses, et qu’on suivît de plus près et avec plus d’étude l’histoire dans les tragédies. Je sais de quelle conséquence est l’unité, qui borne une seule action à vingt-quatre heures, et la scène à un seul et même lieu ; mais, comme cette règle n’est établie que pour garder la vraisemblance, il me paraît que cette unité pourrait se relâcher dans certains endroits, La vraisemblance a-t-elle lieu lorsque je suis convaincu que tout ce qui m’est représenté n’est qu’un jeu de l’invention ? Qui peut croire par exemple que le Théâtre-Français soit la maison de ville de Rome ? Qui peut se mettre dans la tête qu’une grande perruque française et le large panier d’un acteur forment les habillemens d’un empereur romain ? Qui ne voit aussi que des violons et une grande musique ne s’accordent pas avec une tragédie lamentable et lugubre ?… »


Ces observations sont de nature à intéresser aujourd’hui l’historien de la littérature et des mœurs ; on voit que Tessin a suivi avec une attention singulière le développement et les innovations de notre scène : il pense évidemment aux pièces de La Chaussée et aux opéras de Rameau. La Chaussée avait le premier, dans la Fausse antipathie, dans le Préjugé à la mode, dans l’École des Mères, fait pleurer, comme on disait, à la comédie, — larmes factices, qui ne partaient pas d’une sincère émotion : « le mot de comédie larmoyante est du temps, dit un spirituel critique ; larmoyer n’est pas pleurer ; ces gens-là le savaient bien. » C’était le moment où notre théâtre, s’ouvrant à beaucoup de nouveautés, allait admettre, avec Debelloy, Laharpe, Lemierre, les sujets nationaux, les allusions politiques, les imitations étrangères, avec Diderot le drame sentimental et bourgeois. Il est curieux, à la vérité, de voir un étranger suivre pas à pas ce développement littéraire ; mais quelle figure ces pages faisaient-elles dans une série de lettres adressées à un enfant de sept ans ? Elles attestaient chez Tessin toute une série de souvenirs peu d’accord avec sa mission principale, et elles trahissaient peut-être une légèreté d’esprit qui, du gouverneur, risquait fort de passer à l’élève.

  1. Joseph Biancolelli, dit Dominique, le célèbre acteur de la Comédie-Italienne.