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«… Il est sûr, dit-il, que Louis XIV prenait plaisir à terrasser les gens par ses regards. Je le sais d’expérience, m’étant trouvé un jour à son dîner vis-à-vis de lui : il ne détacha pas ses yeux de dessus moi, me reconnaissant sans doute pour un étranger. Je me souviendrai toute ma vie de ce regard, tant il était perçant. Il mangeait d’ordinaire vite, parlait peu, et semblait chercher un objet pour essayer sur lui la force de son regard. »

« Je conserve un souvenir flatteur d’avoir vu M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, prélat aussi pur dans ses mœurs que dans ses écrits. Il s’est parfaitement caractérisé lui-même en disant : J’aime mieux ma famille que moi-même, j’aime mieux ma patrie que ma famille ; mais j’aime encore mieux le genre humain que ma patrie. »

« J’ai vu représenter à Paris deux fameuses pièces de théâtre dans leur nouveauté, savoir l’Athalie de Racine en 1716 et l’Œdipe de Voltaire en 1718. La même année (1718), on donna pour la première fois, le 31 décembre, la petite comédie de Legrand intitulée le Roi de Cocagne. Je conserverai éternellement un souvenir douloureux de cette nouveauté, car ce fut ce soir même, dans la salle de la Comédie, qu’on me remit un billet de M. de Cronstrom, envoyé de Suède à Paris, par lequel il m’annonça la perte de Charles XII, ce prince si regretté de l’univers, si cher à son royaume, si coûteux à son peuple, si grand dans son malheur, si redoutable à ses ennemis et si bon à ses serviteurs. Voltaire serait de la moitié plus estimable s’il ne se fût jamais avisé d’écrire l’histoire de ce héros. Lui seul est capable de réparer le mal qu’il a fait en la refondant, car où est-ce qu’un autre que lui prendrait les charmes de son style ? Il faut détruire un enchantement par un autre du même magicien. »

« M. le maréchal de Sparre mourut à Stockholm le 4 août 1726. Sa mémoire est aussi chère en France que parmi nous. Son portrait en buste et en cuirasse, tenant à la main un bâton de commandement, est un original du fameux Largillière, peint en 1717. M. de Sparre était sans contredit le plus bel homme de son temps ; destiné, quand ce n’eût été que par sa seule figure, à faire fortune en France, son esprit et son courage achevèrent ce que sa bonne mine semblait annoncer. Ses saillies étaient des mots excellons, qui conservent encore toute leur force et leur finesse… Entre mille reparties, je me souviendrai toujours de celle qu’il fit au roi de France Louis XV. Au dîner de ce prince, où M. de Sparre se trouva avec les autres ambassadeurs, ministres et courtisans, le roi l’attaqua de conversation et lui dit, se rappelant sans doute quelque propos qu’on lui avait tenu : « Monsieur de Sparre, vous n’êtes pas de la même religion que moi, j’en suis fâché. J’irai un jour au ciel, et je ne vous y trouverai pas. » L’ambassadeur n’hésita pas un moment pour répondre : « Pardonnez-moi, sire, le roi mon maître m’a ordonné de vous suivre partout. » Un mot comme celui-là ne tombe pas à terre dans un pays comme Versailles ; aussi est-il encore de nos jours en l’air… »


On voit, d’après ces lignes, empruntées à son journal et écrites par lui-même en français, combien revenaient fréquemment sous la plume de Tessin, et certainement aussi dans ses entretiens avec son