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et l’indigence même de Cervantes n’est pas un obstacle. Qu’est-ce qui nous empêche de supporter patiemment le chaud et le froid, la faim et la soif, les déceptions de la vie et les rigueurs de la fortune, de chercher, chacun en ce qui nous concerne, le triomphe de la justice ? L’état de chevalier errant, ne réclame rien qu’une âme et un cœur, et on s’accorde à penser que ces dons ont été libéralement octroyés par Dieu et la nature à chacun de nous. La chevalerie errante est donc en un sens toujours vivante, et don Quichotte a eu raison de croire à son existence. Sans doute il s’est trompé en prenant une des formes de cette éternelle chevalerie pour cette chevalerie elle-même ; pourtant son erreur n’est-elle pas excusable, et ne se renouvelle-t-elle pas à chaque minute dans l’histoire ? Ne l’avons-nous pas vu commettre autour de nous ? ne l’avons-nous pas commise nous-mêmes ? Il naît toujours des âmes nobles ; mais le présent, qui nous écrase tous de ses exigences mesquines, leur fournit rarement l’occasion de se manifester comme elles le désiraient, et conquiert rarement leurs sympathies. Jamais elles ne trouvent en lui l’idéal de noblesse, de justice, de perfection morale, qu’elles poursuivent, et alors elles se tournent pour le chercher vers les lointains du passé ou les vagues perspectives de l’avenir. Quel moyen avons-nous donc d’échapper à l’erreur de don Quichotte ? Nous sommes tous forcément des utopistes rétrogrades ou des utopistes chimériques, nous sommes tous les chevaliers d’une idée qui n’existe plus ou les chevaliers d’une idée qui n’existe pas encore. Nous n’avons qu’un moyen, un seul, d’éviter l’erreur de don Quichotte : c’est d’être persuadés de la vérité qui le frappa seulement à l’heure de sa mort. Illuminé par l’approche du ciel, le brave hidalgo reconnut, nous dit Cervantes, la folie de sa vie tout entière. Il vit qu’il aurait pu être un parfait chevalier sans sortir de, son petit bourg de la Manche. Pour cela, il lui suffisait d’accomplir noblement la tâche de chaque jour, d’aimer ses proches plus qu’il ne l’avait fait, de redresser les torts de son village, d’aider ses voisins et de vivre chrétiennement en paix avec eux. Or il paraît que ce moyen d’échapper à l’erreur est bien difficile, car les hommes y songent bien rarement, et nous voyons que d’ordinaire ils aiment mieux se faire les chevaliers du passé et de l’avenir que les chevaliers du présent. Ainsi notre propre conduite justifie celle du bon don Quichotte, et la leçon de sa vie trouve encore journellement son application dans la vie de chacun de nous.


EMILE MONTEGUT.