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revenus. Pourtant ce rustre n’est pas soumis en vain à l’influence de la forte imagination et de la nature morale élevée de don Quichotte : peu à peu, au contact de son maître, Sancha prend une autre nature, il s’épure et s’ennoblit, et il devient enfin le gentil, ingénieux et subtil écuyer que. nous admirons dans la seconde partie. Ce paysan, qui ne sait ni lire ni écrirez a fini, à force d’entendre parler son maître, par devenir aussi savant, que lui en matière de romans, de chevalerie et de lois chevaleresques. Il a raison, le bon Sancho, d’être dévoué et ne pas trop tenir à ses gages, car don Quichotte a payé ; ses services d’un salaire inestimable : il lui a donné une âme, et il l’a initié aux vertus de l’humanité.

Quant à la folie de don Quichotte, elle m’a toujours donné envie de consulter un physiologiste. Il y a une notable différence entre la folie et l’hallucination, qui nous paraît la véritable maladie de don Quichotte. En tout cas, s’il est fou, l’ingénieux hidalgo, constitue une exception remarquable dans le monde de la folie. Les physiologistes s’accordent à dire que la vanité est toujours, au fond de toutes les variétés, de la folie. Or la vanité est absolument absente de l’âme exaltée de don Quichotte. Jamais âme plus noble ne fut en même temps plus modeste. Les romans de chevalerie ont causé le désordre de son intelligence ; vous croyez peut-être qu’ébloui par leurs splendeurs et leurs merveilles, il a rêvé les titres les plus éclatans et qu’il médite d’être empereur ou à, tout le moins duc et grand d’Espagne. Pas du tout : il a choisi la plus pauvre de toutes les noblesses, la plus conforme à sa condition de simple hidalgo, celle de chevalier errant. Ni l’or ni les commodités du luxe ne l’attirent ; il se résigne joyeusement à la faim et à la soif, aux ardeurs du soleil et aux froides atteintes de la pluie, qui sont les misères habituelles de la vie du chevalier errant. Il ne demande qu’à se dévouer au service des faibles et des opprimés, à faire respecter la justice, à découvrir et à soulager l’infortune. Certes jamais folie ne fut moins exigeante et ne se rapprocha davantage de ce désintéressement que nous estimons chez les sages comme la parfaite vertu.

Oui, il y a en vérité une profonde sagesse dans la folie de don Quichotte, et les leçons de sa vie peuvent profiter à tous. Les grandeurs et la puissance sont le privilège de quelques-uns seulement, et don Quichotte ne les ambitionne pas ; mais il est une noblesse que tout homme peut justement ambitionner, celle du chevalier errant. C’est le droit de tout homme, et c’est même son devoir, que d’aspirer à cette noblesse. Chacun de nous en effet ne peut-il pas être, dans sa sphère d’action et d’influence, un véritable chevalier errant ? Pour cela, il ne faut ni grande fortune ni puissans moyens d’action ; le petit bien et les vieilles armes de don Quichotte y suffisent,