Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 50.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui en sauve le plus qu’il peut de l’auto-da-fé du curé et du barbier, grands connaisseurs eux-mêmes, et à terminer par cet érudit licencié qui expose avec tant de bon sens comment ces livres, tout absurdes qu’ils sont, seraient des cadres admirablement trouvés pour le poème épique ; mais beaucoup y croyaient aussi fermement que don Quichotte lui-même. Rappelez-vous l’incrédulité de l’hôtelier lorsqu’on veut lui prouver que ces récits sont faux. Il veut Men admettre que don Quichotte est fou, mais non pas que les chevaliers errans n’ont jamais existé. L’hôtelier et don Quichotte ont raison l’un et l’autre. Qu’est-ce donc que l’histoire de l’Espagne au XVIe siècle, sinon l’histoire d’une multitude de don Quichotte sérieux ? La seule différence qu’il y ait entre eux et lui, c’est que la réalité de leur vie s’est trouvée d’accord avec leur rêve. Don Quichotte croit à l’existence d’Amadis de Gaule ; mais pourquoi, aurait-il pu répondre, n’y croirais-je pas, puisqu’aussi bien je suis obligé de croire à l’existence de Fernand Cortez ? En quoi l’un est-il plus merveilleux que l’autre ? Si Cortez est historique, pourquoi donc Amadis serait-il apocryphe ? Les romans de chevalerie sont pleins de cabrioles merveilleuses, de bonds prodigieux, de chevaliers qui se précipitent du haut des tours et touchent terre sans se faire le moindre mal. Eh bien ! pourquoi pas ? Rappelez-vous le saut d’Alvarado. Dans un combat contre les Mexicains, Alvarado se trouva seul en face des ennemis, séparé de ses compagnons par un fossé en apparence infranchissable ; alors, fixant sa lance en terre et s’en servant comme de point d’appui, il sauta le fossé d’un bond prodigieux, au grand ébahissement des Mexicains, et mérita ainsi de porter désormais dans l’histoire le nom d’Alvarado del Salto. Don Quichotte croit aux andriaques et autres monstres merveilleux sur la foi des romans de chevalerie ; mais demandez à sainte Thérèse si ces monstres n’existent pas. Elle les nomme autrement, voilà tout. Plusieurs fois elle fut assaillie du démon : un jour, elle l’aperçut à ses côtés sous la forme d’une énorme bête qui vomissait le feu ; une autre fois, comme elle le sentait rôder autour d’elle, elle se retourna et vit un petit nègre qui grimaçait en la regardant. Elle, d’un cœur intrépide, se mit à rire, et le petit nègre s’évanouit. Doutez-vous des enchanteurs, la même sainte vous apprendra ce qu’il faut en penser. Un jour, un prêtre en état de péché mortel-lui ouvrit son âme : sainte Thérèse se fit remettre une amulette magique qu’il portait sur lui, la jeta au fond d’un puits, et dès lors les obsessions du péché disparurent. Don Quichotte croit à la chevalerie errante ; Ignace de Loyola, chevalier errant lui-même, y croyait aussi. Que pensez-vous qu’il voulût fonder lorsqu’il alla faire la veillée des armes au pied des autels de la Vierge ? Un ordre monastique ou un ordre de chevalerie ? L’esprit de la chevalerie fut non pas le moyen, comme